LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE
— LITTÉRATURE RUSSE —
Léon Tolstoï
(Толстой Лев Николаевич)
1828 – 1910
LA PUISSANCE DES TÉNÈBRES
(Власть тьмы)
1887
Traduction d’Ely Halpérine-Kaminsky, avec l’autorisation de l’auteur,
Paris, Perrin et Cie, 1887.
TABLE
DEUXIÈME TABLEAU DU QUATRIÈME ACTE
Ce tout récent drame du comte Léon Tolstoï offre un double intérêt : action serrée et poignante, description étonnamment exacte des mœurs des moujiks dans leur propre langue, si originale et si pittoresque. Cette fois, plus encore que dans ses récits bibliques[1], le grand romancier russe a voulu mettre à la portée des paysans la morale qu’il continue à prêcher avec la constance, on peut dire, d’un apôtre.
La Puissance des Ténèbres n’est déjà plus une œuvre nationale, ni même populaire, au sens le plus général du mot : c’est un drame paysan, dont la langue spéciale ne saurait être comprise par les « citadins », comme dit Tolstoï, confondant dans le même dédain artisans et bourgeois.
La littérature russe possédait déjà, dans ce genre, divers chefs-d’œuvre, tels que Les Récits d’un chasseur de Tourguénef, des contes rustiques de Glieb Ouspensky, de Dostoïevsky et de Léon Tolstoï lui-même, où la vie des paysans russes est étudiée avec une simplicité véridique et saisissante. Quant au drame populaire proprement dit, il est dignement représenté par les pièces d’Ostrovsky, La Triste destinée de Pissemsky, Autour de l’argent de Potiékhine, etc. ; mais nul, jusqu’ici, de l’aveu de la critique russe presque tout entière, ne nous avait donné une impression aussi intense et aussi juste des ténèbres qui pèsent l’esprit d’une partie des moujiks.
Dans la Puissance des Ténèbres, le comte Tolstoï, faisant abstraction de toute velléité d’art, n’a eu d’autre but que la moralisation des masses ; et, par une heureuse contradiction, heureuse surtout pour ces « citadins » qu’il ignore délibérément, tandis que sa morale a porté faux, ce drame édifiant s’est trouvé être avant tout une merveilleuse œuvre d’art.
Les journaux russes ont conté, à ce propos, une anecdote caractéristique. Comme Tolstoï venait de lire son drame à des moujiks, l’un d’eux fit observer que Nikita était bien niais de se dénoncer ainsi lui-même, juste au moment où il allait tranquillement recueillir le fruit de ses crimes : ce n’était certes point là le but que recherchait le moraliste. Les autorités russes ont-elles redouté que cette œuvre, loin d’amender les moujiks, ne fît que les endurcir ? Toujours est-il qu’elles viennent d’en interdire la vente en librairie et la représentation au théâtre.
Mais quel art, en revanche, quelle science des plus obscurs replis de l’âme humaine, quelle émotion, quel souci du vrai poussé jusqu’à l’horreur ! Aucune autre littérature dramatique peut-être n’offre l’exemple d’une tentative aussi neuve et aussi hardie.
PERSONNAGES :
PETR IGNATITCH, riche moujik, quarante-deux ans, marié en secondes noces ; maladif.
ANISSIA, sa femme, trente-deux ans ; coquettement habillée.
AKOULINA, fille de Petr, du premier lit, seize ans ; un peu dure d’oreille, un peu idiote.
ANIOUTKA[2], seconde fille de Petr, dix ans.
NIKITA, valet de ferme de Petr, vingt-cinq ans ; coq de village.
AKIM, père de Nikita, cinquante ans, moujik d’assez pauvre apparence ; très pieux.
MATRENA, sa femme, cinquante ans.
MARINA, orpheline, vingt-deux ans.
(L’action se passe en automne, dans un grand village. La scène représente l’intérieur d’une isba spacieuse, celle de Petr. PETR est assis sur un banc, et occupé à réparer des harnais. ANISSIA et AKOULINA tissent.)
PETR, ANISSIA, AKOULINA
(Celles-ci chantent à l’unisson.)
PETR (en regardant par la fenêtre).
Les chevaux se sont encore sauvés. Si on allait tuer le poulain !... Mikita[3] ! Hé ! Mikita ! Es-tu sourd ?
(Il tend l’oreille ; puis s’adressant aux babas) :
Assez chanté vous autres : on n’entend rien.
LA VOIX DE NIKITA (de la cour).
Quoi ?
PETR
Rentre les chevaux !
LA VOIX DE NIKITA
Je vais les rentrer. Laisse-m’en le temps.
PETR (hochant la tête).
Ah ! ces ouvriers !... Si j’avais ma santé, jamais je n’en prendrais ! Avec eux, rien que le péché !...
(Il se lève, puis se rassied.)
Mikita ! Impossible de le faire venir. Allez-y donc, quelqu’une de vous ; Akoulina, va les rentrer, toi.
AKOULINA
Quoi ? les chevaux ?
PETR
Que veux-tu que ce soit ?
AKOULINA
J’y vais.
(Elle sort.)
PETR, ANISSIA
PETR
Quel propre-à-rien, le petit !... Il ne sait pas se rendre utile dans un ménage. Quoi qu’il entreprenne...
ANISSIA
Avec ça que tu es dégourdi, toi ! Toujours à te traîner du poêle[4] au banc... Tu ne sais que bourrer les autres !...
PETR
Si l’on ne vous bourrait pas, il ne resterait plus une pierre de la maison au bout d’un an ! Ô vous autres !...
ANISSIA
Tu veux qu’on fasse dix choses à la fois, et tu grognes encore ! C’est facile de donner des ordres, quand on est commodément étendu sur le poêle !
PETR (soupirant).
Ah !... Sans cette maladie qui a jeté son grappin sur moi, je ne le garderais pas un jour de plus.
LA VOIX D’AKOULINA (derrière la scène).
Psè ! psè ! psè !...
(On entend le poulain hennir, les chevaux rentrer en galopant par la porte cochère, et la porte cochère grincer sur ses gonds.)
PETR
Bavarder, c’est tout ce qu’il sait faire. Ma foi, non ! je ne le garderai pas.
ANISSIA (le contrefaisant).
Je ne le garderai pas ! Je ne le garderai pas !... Commence par mettre toi-même la main à la pâte, et tu pourras parler, alors.
LES MÊMES, plus AKOULINA
AKOULINA (en entrant).
On a eu toutes les peines du monde à les faire rentrer. C’est toujours le pommelé...
PETR
Et Nikita, où est-il ?
AKOULINA
Nikita ?... Mais il s’est arrêté dans la rue.
PETR
Pourquoi s’est-il arrêté ?
AKOULINA
Pourquoi s’est-il arrêté ? Il est en train de causer là-bas derrière.
PETR
Impossible de rien tirer d’elle ! Mais avec qui cause-t-il ?
AKOULINA (n’ayant pas entendu).
Quoi ?
(PETR, d’un geste désespéré, étend la main vers AKOULINA, qui va s’asseoir à son métier.)
LES MÊMES, plus ANIOUTKA
ANIOUTKA
(Elle entre en courant, et, s’adressant à sa mère.)
Le père et la mère de Mikita sont venus le voir. Ils le retirent chez eux... Vrai comme je respire !
ANISSIA
Tu mens !
ANIOUTKA
Parole ! Que je meure de suite !... (Elle rit.)
Je passe à côté de Mikita et voilà qu’il me dit : « Adieu maintenant, qu’il dit, Anna Petrovna. Viens donc chez moi t’amuser à ma noce... Moi, qu’il dit, je vous quitte... » Et il s’est mis à rire.
ANISSIA (à son mari).
Il se passe de toi ; voilà qu’il se disposait à te quitter... « Je le chasserai ! » qu’il disait...
PETR
Eh ! Qu’il s’en aille ! Est-ce que je n’en trouverai pas d’autre !
ANISSIA
Et l’argent que tu lui as avancé !
(Anioutka marche vers la porte, écoute un moment ce qu’on dit, et s’en va.)
ANISSIA, PETR, AKOULINA
PETR (fronçant les sourcils).
L’argent ? Eh bien ! il lui servira l’été prochain.
ANISSIA
Ah oui ! cela t’arrange, de le laisser partir. Ce sera pour toi une bouche de moins à nourrir. Et moi, l’hiver, je resterai seule à peiner comme un cheval ! Ta fille n’a pas grande envie de travailler, et toi, tu ne bougeras pas de ton poêle : je te connais.
PETR
Qu’est-ce qui te prend, avant de rien savoir, de faire ainsi aller ta langue pour rien ?
ANISSIA
La cour est pleine de bétail, tu n’as pas vendu la vache ; tous les moutons, tu les as gardés pour l’hiver, il n’y aura jamais assez de fourrage et d’eau : et tu veux laisser partir l’ouvrier ?... Moi je n’en ferai point, du travail de moujik. Je m’étendrai comme toi sur le poêle, et que tout aille au diable ! Tu t’arrangeras comme tu voudras !
PETR (à AKOULINA).
Va donc au fourrage : c’est l’heure.
AKOULINA
Au fourrage ?... Soit !
(Elle passe son caftan et se munit d’une corde.)
ANISSIA
Je ne travaillerai plus ; j’en ai assez. Je ne veux plus rien faire. Travaille tout seul.
PETR
Assez ! Quelle enragée ! On dirait un mouton pris de tournoiement !
ANISSIA
C’est toi-même qui es un chien enragé ! On ne peut rien attendre de toi, ni travail ni plaisir. Tu ne sais que tourmenter les gens. Failli chien, va !
PETR (crachant et s’habillant).
Pfou !... Dieu me pardonne ! Je vais voir ce qui se passe.
(Il sort.)
ANISSIA (lui criant après).
Diable pourri ! Gros nez !
ANISSIA, AKOULINA
AKOULINA
Pourquoi injuries-tu père ?
ANISSIA
Va donc, sotte, tais-toi !
AKOULINA (s’approchant de la porte).
Je sais bien pourquoi tu l’injuries... C’est toi la sotte, chienne que tu es !.. Je n’ai pas peur de toi !
ANISSIA (se levant vivement et cherchant quelque chose pour la battre).
Prends garde que je ne t’assène un coup de rogatch[5] !
AKOULINA (ouvrant la porte).
Chienne, diablesse, voilà ce que tu es ! Chienne ! Chienne ! Diablesse !
(Elle sort en courant.)
ANISSIA, seule.
ANISSIA (songeant).
« Tu viendras à mes noces », qu’il a dit. Qu’est-ce qu’ils sont allés imaginer... le marier ? Prends garde, Mikitka[6] ! Si c’est là de tes manigances, je ferai... Je ne puis vivre sans lui ; je ne puis le laisser partir !
ANISSIA, NIKITA
(NIKITA entre en promenant ses regarda autour de lui ; en voyant qu’ANISSIA est seule, il s’approche vivement d’elle et lui dit à voix basse) :
NIKITA
Quoi, mon frère[7] !... Un malheur !... Mon père est arrivé ; il veut me ramener à la maison. « Nous allons enfin le marier, qu’il dit, et te garder chez nous. »
ANISSIA
Eh bien ! marie-toi ; qu’est-ce que cela me fait ?
NIKITA
Ah ! c’est comme ça ! Moi qui cherchais à arranger l’affaire au mieux, et voilà qu’elle m’ordonne de me marier. Et pourquoi ?...
(Avec un clignement d’œil.)
Tu as donc oublié ?...
ANISSIA
Hé ! marie-toi donc ! Qu’ai-je à faire de toi ?
NIKITA
Pourquoi donc cette mine hargneuse ? Vois-tu ? Elle ne veut même pas que je la caresse ! Qu’as-tu donc ?
ANISSIA
Ce que j’ai ?... C’est que tu veux m’abandonner... Et si tu veux m’abandonner, je n’ai que faire de toi. Voilà tout ce que j’ai à te dire.
NIKITA
Assez, Anissia ! Est-ce que je veux t’oublier ? Jamais de la vie ! Absolument non, pour ainsi dire, je ne t’abandonnerai pas... Je cherche, je cherche. Même si l’on me marie, je reviendrai ici, comme si on ne m’avait pas ramené à la maison.
ANISSIA
Et que ferais-je de toi, si tu étais marié ?
NIKITA
Mais comment, mon frère ?... On ne peut pourtant pas aller contre la volonté de son père.
ANISSIA
Tu rejettes cela sur ton père, et c’est toi le coupable. Depuis longtemps tu manigançais l’affaire avec ta noiraude de Marinka[8]. C’est elle qui t’a monté la tête : ce n’est pas pour rien qu’elle est venue ici hier.
NIKITA
Marinka ! J’en ai bien besoin, vraiment ! Assez d’autres se pendent à votre cou !!..
ANISSIA
Alors pourquoi ton père est-il venu ? C’est toi qui le lui as suggéré. Tu m’as trompée.
(Elle fond en larmes.)
NIKITA
Anissia, crois-tu en Dieu, ou non ?... Mais, je ne l’ai pas même rêvé ! Absolument non, je ne sais rien, je ne connais rien. C’est mon vieux, seul, qui a pris cela sous son bonnet.
ANISSIA
Si tu ne veux pas, qui te contraindra ?
NIKITA
Mais je songe aussi à l’impossibilité de braver l’autorité de mon père. Et cependant, non, je ne le souhaite pas.
ANISSIA
Entête-toi, voilà tout.
NIKITA
Eh bien ! il y en avait un qui s’est entêté. Alors on l’a fouetté au bailliage... Tout simplement. Moi, ça ne me sourit guère. Un dit que ça chatouille.
ANISSIA
Assez plaisanté. Écoute, Nikita. Si tu épouses Marinka, je ne réponds pas de moi... Je me tuerai. J’ai péché, j’ai violé la loi ; mais, à présent, impossible d’y revenir... Et si toi tu t’en vas, encore, je ferai...
NIKITA
Pourquoi m’en irais-je ? Si je voulais m’en aller, il y a longtemps que je serais parti. Naguère encore, Ivan Semenitch m’offrait chez lui la place de cocher... Et quelle vie !.. Mais je n’ai pas voulu, car je calcule, pour ainsi dire, que je suis beau pour tout le monde... Si tu ne m’aimais pas, alors ce serait autre chose.
ANISSIA
Fort bien. Alors mets-toi bien ça dans la tête. Le vieux, — si ce n’est pas aujourd’hui, ce sera demain, — mourra ; alors, pensais-je, nous effacerons nos péchés, conformément à la loi, et tu deviendras maître à ton tour.
NIKITA
Pourquoi s’inquiéter de l’avenir ? Qu’est-ce que ça me fait, à moi ? Je travaille comme pour moi. Le patron m’aime, et sa baba aussi. Et si la baba m’aime, ce n’est pas ma faute... Tout simplement.
ANISSIA
M’aimeras-tu ?
NIKITA (l’étreignant).
Voilà comment... Comme si tu étais dans mon âme...
LES MÊMES, plus MATRENA
(MATRENA entre en faisant force signe de croix devant les icônes ; NIKITA et ANISSIA s’écartent vivement l’un de l’autre.)
MATRENA
Et moi, ce que j’ai vu, je ne l’ai pas vu ; ce que j’ai entendu, je ne l’ai pas entendu. Il s’amusait avec une petite baba ? Eh bien ! Un petit veau, ça s’amuse aussi. Pourquoi ne pas s’amuser : c’est l’affaire de la jeunesse... Toi, mon petit fils, ton patron te demande dans la cour.
NIKITA
J’étais entré pour chercher la hache.
MATRENA
Je sais, je sais, mon ami, de quelle hache il s’agit. Cette hache-là, c’est auprès des babas qu’on la cherche d’habitude.
NIKITA (se baissant et prenant la hache).
Eh bien ! ma petite mère, on est donc tout à fait décidé à me marier ? Moi, je trouve ça inutile. Et puis, ça ne me tente pas trop.
MATRENA
Ih ! ih ! Mon beau galant, pourquoi te marier ?... C’est le vieux qui le veut. Va donc, mon fils, nous arrangerons tout sans toi.
NIKITA
Étranges paroles ! Tantôt on veut me marier, tantôt non. Absolument non, je n’y comprends rien du tout.
(Il sort.)
ANISSIA, MATRENA
ANISSIA
Eh bien ! tante Matrena, c’est donc vrai que vous voulez le marier ?
MATRENA
Et avec quoi le marierait-on, ma petite baie ? Tu sais bien quel est notre avoir. C’est mon petit vieux qui bavarde à tort et à travers. « Le marier ! Eh ! le marier ! » Mais ce n’est point son affaire. Les chevaux ne fuient pas l’avoine. On ne cherche pas le bonheur quand on l’a. De même ici. Est-ce que je ne vois pas de quoi il retourne ?
ANISSIA
Eh bien ! ma tante Matrena, pourquoi me cacherais-je de toi ? Tu sais tout. J’ai péché : j’ai aimé ton fils.
MATRENA
Ah ! quelle nouvelle m’annonces-tu là ? Et la tante Matrena qui l’ignorait !... Hé ! ma fille, la tante Matrena est rusée, rusée, archirusée ! La tante Matrena, je te dirai, ma petite baie, voit sous la terre à un archine de profondeur. Je connais tout, ma petite baie. Je sais pourquoi les jeunes babas ont besoin de paquets de poudre à faire dormir... J’en ai apporté.
(Elle dénoue un coin de son châle et en tire de petits paquets de papier.)
Ce qu’il faut, je le vois, et ce qu’il ne faut pas, je ne le sais pas, je ne le connais pas. Voilà... La tante Matrena a été jeune, elle aussi. Il m’a fallu vivre aussi avec mon imbécile ! Les 77 tours, je les connais tous... Je vois, ma petite baie, que ton vieux va tourner l’œil : et comment vivrait-il ? Si on lui donnait un coup de fourche, il ne sortirait pas de sang. Et voilà qu’au printemps tu l’enterreras, sans doute. Il te faudra bien, alors, prendre quelqu’un dans ta cour. Et mon fils, pourquoi ne serait-il pas un moujik ? Il n’est pas pire que les autres... Alors, quel intérêt aurais-je à retirer mon fils d’un endroit où il se trouve si bien ? Suis-je donc l’ennemie de mon propre enfant ?
ANISSIA
Pourvu qu’il ne s’en aille point de chez nous !
MATRENA
Et il ne s’en ira point, ma petite hirondelle. Tout ça, c’est des bêtises. Tu connais mon vieux. Il n’a pas la tête bien solide ; mais lorsqu’il s’est une fois mis quelque chose dans la caboche, c’est comme bâti sur la pierre : impossible de l’arracher.
ANISSIA
Mais comment l’affaire s’est-elle emmanchée ?
MATRENA
Vois-tu, ma petite baie, le petit... tu sais toi-même comme il aime les petites babas... Et puis, il est beau, il n’y a pas à dire... Eh bien ! il vivait au chemin de fer. Là vivait aussi une jeune fille comme cuisinière. Eh bien ! elle s’amouracha de lui, cette petite fille.
ANISSIA
Marinka ?
MATRENA
Elle... qu’une paralysie la frappe !... S’est-il passé entre eux quelque chose, ou non ?... Mais le vieux en eut vent. L’avait-il appris des gens, ou d’elle-même ?...
ANISSIA
Est-elle osée, la sale !
MATRENA
Il n’en fallut pas plus pour tourner la tête de mon imbécile. « Marions-les, qu’il dit, marions-les, pour couvrir le péché. Prenons, qu’il dit, le petit chez nous et marions-le. » Je le raisonnai de toutes les manières, mais que veux-tu ?... « C’est bien, pensai-je, c’est bien. Je vais le tourner autrement. » Les autres, les imbéciles, ma petite baie, il faut savoir les manier ; on commence par dire amen, quitte, au dernier moment, à changer les choses à sa fantaisie. La baba, sais-tu, pendant qu’elle tombe du poêle, 77 pensées lui traversent l’esprit : son vieux n’aurait jamais le temps de tout deviner. « Eh bien ! que je lui dis, mon petit vieux, c’est une chose à faire : seulement, il faut y réfléchir. Allons chez notre fils, et nous prendrons conseil de Petr Ignatitch. Que va-t-il nous dire ? » Et voilà, nous sommes venus.
ANISSIA
Ho ! Ho ! ma petite tante, que faire alors ? Et si son père ordonne !
MATRENA
Ordonne ! Eh bien, son ordre, on le mettra sous la queue du chien. Ne t’inquiète pas, cela ne sera point. Je veux tout à l’heure, avec ton vieux, passer au tamis toutes ses raisons : il n’en restera rien. Je ne suis venue avec lui que pour la forme. Comment donc ! notre petit fils vit dans le bonheur, attend le bonheur, et moi, j’irais le marier avec une coureuse ! Quoi ! suis-je donc si sotte !
ANISSIA
C’est qu’elle a même osé accourir ici, cette Marinka ! Croirais-tu, petite tante, en apprenant qu’on allait le marier, ç’a été comme si on m’avait planté un couteau dans le cœur, la pensée qu’il pouvait l’aimer !
MATRENA
Ih ! Ih ! ma petite baie, est-il donc un sot, ou quoi ? Irait-il aimer une traînée sans feu ni lieu ? Mikitka, dois-tu savoir, est un gars point bête. Pour toi, ma petite baie, n’aie aucune inquiétude ; nous ne voulons ni l’emmener ni le marier. Vous nous donnerez un peu d’argent et, ma foi, qu’il reste !
ANISSIA
Il me semble que si Nikita s’en allait, je ne vivrais plus.
MATRENA
Ça n’aurait rien d’amusant, en effet... Toi qui es une baba encore florissante, tu peux vivre avec une pareille horreur ?
ANISSIA
Mais, petite tante, il me dégoûte, mon vieux, ce chien à gros nez. Mes yeux ne voudraient même pas le regarder.
MATRENA
Mais oui, c’est bien naturel... Regarde donc ceci... (Baissant la voix et regardant autour d’elle) Je suis allée, sais-tu, chez ce petit vieux chercher les paquets de poudre. Il m’a mis de ses drogues dans les deux mains. Regarde donc... « Ceci, qu’il dit, est une poudre à faire dormir. Avec un paquet, qu’il dit, tu l’endormiras si profondément que tu pourras même marcher sur lui... Et cela, qu’il dit, c’est une drogue sans odeur, mais d’un effet terrible, si tu la donnes à boire... En 7 fois qu’il dit, une pincée chaque fois. Et il faut l’administrer ainsi jusqu’à 7 fois, et la liberté, qu’il dit, te sourira bientôt. »
ANISSIA
Ho ! ho ! ho !.. Et qu’est-ce donc ?
MATRENA
Aucun indice extérieur... Il a pris pour cela un rouble. « Je ne peux pas la livrer à moins, qu’il dit ; car, sais-tu, il n’est point aisé de se la procurer... » Et je lui ai donné mon rouble, ma petite baie, en disant : « Qu’elle la prenne ou non..., je pourrai toujours la porter à Mikhaïlovna. »
ANISSIA
Ho ! ho ! Et s’il en résulte quelque chose de mal ?
MATRENA
Quel mal peut-il y avoir, ma petite baie ? Passe encore si ton moujik était un homme vigoureux, mais il n’a qu’un semblant de vie ; il n’est pas fait pour vivre dans ce monde. Et il en est beaucoup, de ceux-là.
ANISSIA
Ho ! ho ! ma pauvre petite tête !... J’ai peur, ma petite tante, qu’il n’en sorte un malheur. Vraiment, comment faire cela ?
MATRENA
Eh bien ! on peut la reprendre !
ANISSIA
... Alors, on la délaie dans l’eau, comme l’autre ?
MATRENA
Dans le thé, qu’il dit, ça vaut mieux. On ne s’aperçoit de rien, qu’il dit, et pas la moindre odeur, rien ! Ha ! c’est un homme entendu, aussi !
ANISSIA (prenant les paquets).
Oh ! ma pauvre petite tête ! Ferais-je donc une pareille chose, sans cette vie de bagne !
MATRENA
Mais n’oublie pas de me donner le rouble. J’ai promis de l’apporter au petit vieux. Il ne travaille pas pour rien.
ANISSIA
Ça se comprend.
(Elle se dirige vers sa malle et y cache les paquets.)
MATRENA
Toi, ma petite baie, tiens-les bien cachés, pour qu’on ne les trouve pas. Et si — Dieu garde ! — il arrive quelque chose, eh bien ! c’est pour les cafards...
(Elle prend le rouble.)
C’est aussi pour les cafards...
(Elle s’interrompt.)
LES MÊMES, plus PETR et AKIM
(AKIM entre et se signe devant les icônes)
PETR (entrant et s’asseyant)
Eh bien ! oncle Akim, que décidons-nous ?
AKIM
Pour le mieux, Ignatitch. Pour le mieux... taïè[9]... Pour le mieux... Car, pour qu’il ne fasse pas... des bêtises, pour ainsi dire... je voudrais... taïè... le prendre avec moi, pour ainsi dire, le petit... Et si toi, pour ainsi dire, alors... taïè... on peut... Pour le mieux.
PETR
Bien, bien. Assieds-toi et causons. (Akim s’assied.) Pourquoi donc ?... Tu veux donc le marier ?
MATRENA
Le marier, nous avons bien le temps, Petr Ignatitch. Tu connais notre pauvreté, Ignatitch. Comment songer au mariage ? Nous avons déjà assez de peine à vivre. Quel mariage, alors !...
PETR
Décidez pour le mieux.
MATRENA
Ça ne presse pas, le mariage ! C’est tout une affaire. Ce n’est pas de la framboise, ça ne risque pas de se gâter.
PETR
Eh bien ! si c’est pour le marier, il n’y a pas de mal.
AKIM
Je voudrais, pour ainsi dire... taïè... car, moi, pour ainsi dire... taïè... un petit travail m’est venu, un travail qui m’arrange, pour ainsi dire...
MATRENA
Hé ! Un joli travail : nettoyer des fosses. Quand il est rentré, hier, quelle odeur, quelle odeur ! Pfou !
AKIM
C’est vrai que tout d’abord... taïè... ça suffoque pour ainsi dire ; mais on s’y fait... c’est comme du marc, pour ainsi dire, et, puis, on y gagne assez... Quant à l’odeur, pour ainsi dire... taïè... nous autres, nous ne devons pas y regarder de trop près : sans compter que rien n’empêche de se changer. Je voudrais, pour ainsi dire, que Mikitka revienne à la maison, travailler, pour ainsi dire, travailler à la maison, tandis que moi... taïè.... je ferais ma besogne à la ville.
PETR
Tu veux garder ton fils à la maison ? C’est bien. Mais l’argent qu’il a reçu, comment ferez-vous ?
AKIM
C’est juste, c’est juste, Ignatitch, ce que tu dis là, pour ainsi dire... taïè... C’est la règle : quand on s’est engagé, on s’est vendu. Qu’il reste donc encore, pour ainsi dire ; seulement... taïè... il faut le marier... Pour quelque temps... taïè... laisse-le partir.
PETR
Eh bien ! c’est faisable.
MATRENA
C’est que nous ne sommes pas du même avis. Je t’avouerai, Petr Ignatitch, que je serai devant toi franche comme devant Dieu. Décide toi-même entre mon vieux et moi. Il s’entête : « Marier, marier !... » Et avec qui « marier ? » demande-le lui donc !... Si encore c’était une véritable fiancée !...Suis-je donc ennemie de mon enfant ? Mais c’est que cette fille a fauté.
AKIM
Oh ! ça, ce n’est pas juste. C’est injustement... taïè... que tu calomnies cette fille ; injustement, car c’est précisément de mon fils qu’est venu le malheur de cette fille, pour ainsi dire.
PETR
Quel est donc ce malheur ?
AKIM
Mais c’est qu’elle était, pour ainsi dire, avec mon fils Mikitka... taïè... pour ainsi dire, avec Mikitka, pour ainsi dire... taïè...
MATRENA
Laisse-moi donc parler à ta place ; ma langue est plus déliée... Notre petit, avant de venir chez toi, vivait, tu ne l’ignores pas, au chemin de fer. Et voilà que, dans leur artel[10], une fille se cramponna à lui, tu sais, une pas-grand-chose : on l’appelle Marinka. À présent, cette fille désigne notre petit comme celui qui l’a trompée.
PETR
Il n’y a rien de bon là-dedans.
MATRENA
Elle a mal tourné ; elle va chez les gens ; c’est une coureuse.
AKIM
Voilà que de nouveau, pour ainsi dire, ma vieille, tu n’es pas... taïè... et toujours, tu n’es pas... taïè... toujours, pour ainsi dire, pas... taïè.
MATRENA
C’est tout le discours qu’on peut tirer de mon aigle : « Taïè... taïè... » Quoi ? taïè ?... Tu ne le sais pas toi-même... Toi, Petr Ignatitch, ne t’en rapporte pas à moi, interroge plutôt les gens sur cette fille, et tu verras ce qu’on te dira. C’est une traînée sans feu ni lieu.
PETR (à Akim).
Eh bien ! oncle Akim, s’il en est ainsi, pas nécessaire de le marier. Une bru n’est pas un lapti[11], on ne peut pas se l’ôter du pied quand on veut, une bru...
AKIM (s’échauffant).
C’est offensant, ma vieille, pour la fille, pour ainsi dire... taïè... offensant. Car c’est une très brave fille, taïè... très brave fille, pour ainsi dire. J’ai pitié d’elle, j’ai pitié, pour ainsi dire, de la fille.
MATRENA
En voilà une vraie staritsa[12] Maremiama[13], qui se désole du malheur d’autrui, et qui n’a rien à manger chez lui ! Il a pitié de cette fille, et pas de son fils. Noue-la donc autour de ton cou et promène-toi avec !... Assez de bêtises...
AKIM
Non ! ce ne sont pas des bêtises !
MATRENA
Laisse-moi finir...
AKIM (l’interrompant.)
Non ! pas des bêtises ! Toi, pour ainsi dire, tu tournes toujours les choses à ton profit, — que tu parles de cette fille ou de toi-même, — tu tournes les choses de ton côté ; mais Dieu, pour ainsi dire... taïè... les tournera du sien... De même ici...
MATRENA
Eh ! avec toi, on n’aboutit qu’à user sa langue pour rien.
AKIM
Une fille laborieuse, à l’âme fière, pour ainsi dire... taïè... et pour notre pauvreté... taïè... c’est une main de plus, pour ainsi dire ; un mariage pas trop cher... Mais le principal, c’est l’offense faite à la jeune fille, pour ainsi dire... taïè... une orpheline ; voilà, cette jeune fille... une offense.
MATRENA
Il y en a beaucoup qui en disent autant.
ANISSIA
Toi, oncle Akim, si tu nous écoutes, nous autres, femmes, nous t’en dirons de belles.
AKIM
Et Dieu ? Et Dieu ? N’est-elle pas, elle aussi, un être humain, pour ainsi dire... taïè... un enfant de Dieu ? Et toi, Petr, qu’en dis-tu ?
MATRENA
Ah ! il n’en finira pas !...
PETR
Eh bien ! oncle Akim, il ne faut pas toujours les croire, ces filles-là. Mais le petit, il est encore de ce monde, il est ici ; qu’on lui envoie demander si c’est la vérité. Il ne tuera pas une âme. Appelez-le donc, le petit.
(Anissia se lève).
Dis-lui donc que son père l’appelle.
(Anissia sort.)
LES MÊMES, moins ANISSIA
MATRENA
Voilà qui est jugé, comme s’il nous avait jeté de l’eau[14]. Que le petit prononce lui-même. Aussi bien, de notre temps, on ne peut marier les gens par force ; et il faut bien lui demander son avis. Il ne voudra, pour rien au monde, l’épouser, se charger d’une telle honte. Je suis d’avis qu’il reste ici, à servir son maître. Quant à le prendre pour l’été, c’est inutile aussi... Toi, tu nous donneras dix roubles et tu le garderas chez toi.
PETR
Çà, nous verrons. Il faut procéder par ordre, finir une chose avant d’en entamer une autre.
AKIM
Moi, pour ainsi dire, j’ai dit, Petr Ignatitch, je voulais dire... taïè..., il arrive qu’on arrange ses affaires sans songer à Dieu... taïè... On s’imagine faire mieux ainsi, et voilà qu’on a craché sur son propre cou, pour ainsi dire. On s’imagine faire mieux, et voilà qu’en dehors de Dieu tout va de mal en pis.
PETR
Cela va de soi : il ne faut pas oublier Dieu.
AKIM
Voilà que tout va de mal en pis ; mais si on agit suivant l’équité, et dans le sens de Dieu, alors... taïè... on a lieu de se réjouir. C’est pourquoi j’ai pensé, pour ainsi dire : « Je vais le marier, pour ainsi dire, le petit,... le petit, pour le laver du péché, pour ainsi dire ; lui, à la maison... taïè..., selon l’usage, et moi, pour ainsi dire... taïè... occupé à la ville, à ce petit travail qui me va, et qui rapporte. » D’après la volonté de Dieu, pour ainsi dire... taïè... il vaut mieux... une orpheline, pourtant... Par exemple, l’été dernier, on a, de la même façon, volé du bois chez le gérant : on a pu tromper le gérant, mais Dieu, pour ainsi dire... taïè... on ne l’a pas trompé. Eh bien !... taïè... voilà...
LES MÊMES, plus NIKITA et ANIOUTKA
NIKITA
On m’a demandé ?
(Il s’assied et sort son tabac. )
PETR (doucement, et avec une expression de reproche).
Eh bien ! Tu ignores donc les usages ? Ton père te fait venir, et toi, tu t’amuses avec du tabac, et tu t’assieds !... Lève-toi et viens ici.
(NIKITA se lève et s’approche de la table, à laquelle il s’appuie avec un sourire dégagé.)
AKIM
Il m’est revenu, pour ainsi dire... taïè... contre toi, Nikitka, une plainte, pour ainsi dire...
NIKITKA
De qui, une plainte ?
AKIM
La plainte d’une jeune fille, d’une orpheline, pour ainsi dire... une plainte... d’elle, pour ainsi dire... la plainte contre toi de cette même Marina, pour ainsi dire...
NIKITA (avec un sourire).
Drôle, ma foi ! De quelle nature, cette plainte ? Qui t’a dit cela, serait-ce elle-même, ou quoi’ ?
AKIM
Moi, maintenant... taïè... je t’interroge, et toi, pour ainsi dira... taïè... tu dois me répondre. T’es-tu lié avec cette jeune fille, pour ainsi dire... c’est-à-dire, t’es-tu lié avec elle, pour ainsi dire ?
NIKITA
Je ne comprends absolument pas ce que vous me demandez.
AKIM
Pour ainsi dire, des bêtises... taïè... des bêtises, y en a-t-il eu des bêtises, entre vous, pour ainsi dire ?
NIKITA
Beaucoup. Avec une cuisinière, on plaisante quand on n’a rien de mieux à faire, on joue de l’accordéon, tandis qu’elle danse ; et sais-je quelles bêtises encore ?
PETR
Toi, Nikita, ne fais pas le malin. Et ce que ton père te demande... réponds-lui sans détours.
AKIM (solennellement).
Nikita, tu peux cacher quelque chose aux gens, mais à Dieu, tu ne peux rien lui cacher... Toi. Nikita, pour ainsi dire... taïè... ne t’avise pas do mentir. Une orpheline, elle, pour ainsi dire, qu’on peut offenser impunément... une orpheline, pour ainsi dire... Et parle pour le mieux.
NIKITA
Mais puisqu’il n’y a rien à dire ! J’ai dit absolument tout, car il n’y a rien à dire !
(S’échauffant.)
Elle pourrait en conter. On dit ce qu’on veut, comme sur un mort... Pourquoi n’a-t-elle point parlé de Fedka Mikichkine ? Quoi donc ! On ne pourra plus maintenant plaisanter un brin ? Elle, elle peut dire ce qu’elle veut.
AKIM
Ô Mikitka, prends garde ! Le mensonge se découvrira : est-ce arrivé, ou non ?
NIKITA (à part).
Les voilà qui s’accrochent à moi, ma foi ! J’ai beau leur dire que je ne sais rien, que je n’ai rien eu avec elle.
(Haut, avec colère.)
Mais, par le Christ, que je ne puisse plus bouger de cette planche...
(il fait un signe de croix.)
Je ne sais rien !
(Un silence. Puis NIKITA reprend, avec plus d’emportement encore) :
Mais qu’est-ce donc ? Vous avez imaginé de me marier avec elle ; qu’est-ce donc, vraiment ? Un vrai scandale ! Eh ! il n’y a pas de loi qui permette aujourd’hui de marier les gens par force ! Tout simplement... D’ailleurs, j’ai juré que je ne savais rien de rien.
MATRENA (à son mari).
Voilà bien ta caboche d’imbécile ! Tout ce qu’on lui conte, il le croit. Il tourmente pour rien le petit. Il vaut mieux qu’il vive comme il vit, chez le patron. Et le patron nous donnera, pour nos besoins, dix roubles. Et nous attendrons ainsi que le temps soit venu.
PETR
Eh bien ! que décidons-nous, oncle Akim ?
AKIM (à son fils, après avoir fait claquer sa longue).
Prends garde, Nikita. Une larme de l’offensée...... taïè... ne tombe pas à côté, mais toujours sur la tête de l’homme qui l’offensa. Prends garde qu’il n’y ait rien !
NIKITA
Mais, à quoi prendre garde ? Prends garde toi-même.
(Il se rassied.)
ANIOUTKA
Faut aller dire à maman.
(Elle sort.)
PETR, AKIM, MATRENA, NIKITA.
MATRENA (à PETR).
C’est toujours comme ça, Petr Ignatitch. C’est un maniaque : quand il se fourre quelque chose dans la tête, impossible de l’en déloger... Seulement, on t’a dérangé pour rien. Et comme le petit vivait, qu’il vive ; garde le petit ; c’est ton serviteur.
PETR
Eh bien ! Que décidons-nous donc, oncle Akim ?
AKIM
Eh bien ! moi... taïè... je ne veux pas forcer le petit, pourvu que... taïè... je voulais seulement, pour ainsi dire... taïè...
MATRENA
Que baragouines-tu là, voyons ? Tu ne le sais pas toi-même. Que le petit vive comme il vivait : lui-même il ne veut pas s’en aller. Et puis, que ferions-nous de lui ? Nous saurons bien nous arranger tout seuls.
PETR
Un mot, oncle Akim. Si tu le prends pour l’été, moi, je n’en ai pas besoin pour l’hiver. S’il doit vivre ici, c’est pour l’année entière.
MATRENA
Il s’engagera aussi pour l’année entière. Chez nous si, au moment des travaux, nous avons besoin d’aide, nous louerons quelqu’un... Quant au petit, qu’il vive ici ; et tu nous donneras tout de suite dix roubles...
PETR
Donc, pour une année encore.
AKIM (avec un soupir)
Eh bien ! puisque c’est comme ça... taïè... puisque c’est comme ça, pour ainsi dire, alors, soit !... taïè...
MATRENA
Encore une année, à partir du samedi de la Saint-Dmitri. Tu ne nous feras pas tort ; et les dix roubles, donne-nous les de suite ; oblige-nous.
(Elle se lève et salue.)
LES MÊMES, plus ANISSIA et ANIOUTKA
(ANISSIA s’assied à l’écart.)
PETR
Eh bien ! c’est entendu. Allons au traktir[15] boire un coup ; allons, oncle Akim, boire un peu de vodka.
AKIM
Merci, je ne prends pas d’alcool. Je n’en bois pas.
PETR
Eh bien ! tu boiras du thé.
AKIM
Du thé, ça... je pèche volontiers.. Du thé, ça me va.
PETR
Et les babas prendront aussi du thé. Toi, Mikitka, va ramener les moutons et ramasser la paille.
NIKITA
C’est bien.
(Tous sortent, à l’exception de NIKITA. Il se fait nuit.)
NIKITA, seul.
NIKITA (allumant une cigarette).
Vois-tu comme ils s’accrochaient à moi ! « Dis et dis comment tu t’es amusé avec les filles ! » Ces histoires-là, ce serait trop long à raconter. « Épouse-la ! », qu’il dit. Si je les épousais toutes, j’en aurais des femmes ! Qu’ai-je donc besoin de me marier ! Je ne vis pas moins bien qu’un homme marié ; les gens m’envient... Je me suis senti comme poussé, quand j’ai fait le signe de la croix devant l’icône. Comme ça, j’ai tout fini d’un seul coup. On dit qu’on a peur de jurer faux... Des bêtises, tout cela, des mots. C’est très simple.
NIKITA, AKOULINA
(AKOULINA entre, pose la corde, ôte son caftan et se dirige vers le cabinet noir.)
AKOULINA
Tu aurais pu au moins allumer une lampe.
NIKITA
Pour te regarder ? Je n’ai pas besoin de lumière pour te voir.
AKOULINA
Ah ! va donc !
LES MÊMES, plus ANIOUTKA
ANIOUTKA
(Elle entre en courant. À NIKITA, à voix basse) :
Mikitka, va donc vite ; quelqu’un te demande, vrai comme je respire.
NIKITA
Qui donc ?
ANIOUTKA
Marinka, du chemin de fer. Elle est là, derrière le coin.
NIKITA
Tu mens !
ANIOUTKA
Vrai comme je respire.
NIKITA
Que me veut-elle ?
ANIOUTKA
Elle veut que tu viennes. « Je n’ai, qu’elle dit, qu’un mot à dire à Mikitka. » Je lui ai demandé quoi, elle ne l’a pas dit. Elle m’a demandé seulement s’il était vrai que tu nous quittes ; et moi j’ai répondu que non, que ton père voulait bien t’emmener et te marier, mais que toi tu avais refusé, et que tu restais encore une année. Et alors elle m’a dit : « Envoie-le donc ici, au nom du Christ. Il faut absolument, qu’elle dit, que je lui dise un mot. » Elle attend depuis longtemps. Va donc la trouver.
NIKITA
Oh ! qu’elle reste avec Dieu ! Qu’irais-je faire ?
ANIOUTKA
Elle a dit : « S’il ne vient pas, j’irai moi-même le voir dans l’isba ; vrai comme je respire, j’irai ! » qu’elle dit.
NIKITA
Ma foi ! quand elle aura assez attendu, elle s’en ira.
ANIOUTKA
« Peut-être qu’on veut le marier avec Akoulina ! » qu’elle dit.
AKOULINA
(Elle se dirige du côté de NIKITA pour prendre son métier.)
Qui... marier avec Akoulina ?
ANIOUTKA
Mikitka.
AKOULINA
Ah ! vraiment ? Et qui dit cela ?
NIKITA
Voilà : c’est le monde qui le dit.
(Il la regarde en souriant.)
Eh bien ! Akoulina, m’épouserais-tu ?
AKOULINA
Toi ?... Avant, peut-être ; maintenant, non.
NIKITA
Et pourquoi ne m’épouserais-tu pas, maintenant ?
AKOULINA
Parce que tu ne m’aimerais pas.
NIKITA
Et pourquoi ?
AKOULINA
On ne te le permettrait pas.
(Elle rit.)
NIKITA
Qui ne le permettrait pas ?
AKOULINA
Mais la marâtre... Elle ne cesse de faire des scènes et de te surveiller de près.
NIKITA (riant).
Vois-tu ? Elle a l’œil ouvert !...
AKOULINA
Moi ? Pourquoi, l’œil ouvert ?... Je ne suis pas aveugle, voilà tout. Aujourd’hui, l’a-t-elle assez injurié, l’a-t-elle assez injurié, le père, cette sorcière à face bouffie !
(Elle entre dans le cabinet noir.)
ANIOUTKA
Nikita, viens donc voir.
(Elle regarde par la fenêtre.)
Elle vient... La voici, vrai comme je respire. Je m’en vais.
(Elle sort.)
NIKITA, AKOULINA (dans le cabinet), MARINA
MARINA (entrant).
Et moi ? Qu’en fais-tu donc ?
NIKITA
Ce que j’en fais ? Rien.
MARINA
Tu veux me renier ?
NIKITA (se levant avec humeur).
Qu’est-ce que cela signifie ? Pourquoi es-tu venue ?
MARINA
Ah ! Nikita !...
NIKITA
Que vous êtes drôles, ma foi !... Pourquoi es-tu venue ?
MARINA
Nikita !
NIKITA
Eh bien, quoi ! Nikita !... Nikita je suis : que me veux-tu ? Va-t’en, que je te dis !
MARINA
C’est cela, je vois que tu veux m’abandonner ; ne te rappelles-tu pas ?...
NIKITA
Quoi me rappeler ?... Elles ne le savent pas elles-mêmes. Tu te mets derrière le coin, tu dépêches Anioutka... J’ai refusé de me rendre à ton appel, c’est que je n’ai que faire de toi, tout simplement. Eh bien ! alors, va-t’en.
MARINA
Tu n’as plus que faire de moi, maintenant ! J’ai cru que tu m’aimerais... Et à présent que tu m’as perdue, tu n’as plus que faire de moi !
NIKITA
Tu parles pour rien. C’est bien inutile... Tu en as conté à mon père. Va-t’en, je te prie !
MARINA
Tu sais bien toi-même que je n’ai aimé personne que toi. Que tu m’épouses, ou non, je ne t’en voudrai pas... Je n’ai jamais eu aucun tort envers toi : pourquoi ne m’aimes-tu plus ? pourquoi ?
NIKITA
Assez versé de vide dans le vide[16] ! Va-t’en. Quelle folle !
MARINA
Ce qui me peine, c’est, non que tu m’aies promis le mariage, mais que tu ne m’aimes plus, et, plus encore, que tu me quittes pour une autre ; pour qui, je le sais bien.
NIKITA (s’approchant d’elle, avec colère).
Hé ! avec vous autres femmes, à quoi bon raisonner ? Vous ne comprenez aucune raison... Va-t’en ! que je te dis. N’appelle pas un malheur !
MARINA
Un malheur ! Eh bien ! quoi ? Tu me battras ? Là-bas... Mais pourquoi détournes-tu ton museau ? Eh ! Nikita !
NIKITA
Parce que ce n’est pas bien. Il peut venir du monde. Pourquoi ce bavardage inutile ?
MARINA
Donc, tout est fini ! Le passé s’est envolé : tu veux que je l’oublie... Eh bien ! Nikita, rappelle-toi. J’avais gardé mon honneur de jeune fille mieux que mon œil. Et tu m’as perdue pour rien, tu m’as trompée. Tu n’as pas eu pitié d’une orpheline.
(Elle pleure.)
Tu m’as reniée ; tu m’as tuée : mais je n’ai aucun ressentiment contre toi. Va avec Dieu ! Si tu trouves mieux, tu m’oublieras ; sinon, tu te souviendras de moi. Tu te rappelleras. Nikita, adieu, puisque c’est ainsi... Oh ! comme je t’aimais ! Adieu pour la dernière fois !
(Elle veut l’étreindre dans ses bras, et lui prend la tête.)
NIKITA (se dégageant avec violence).
Oh ! ces femmes !... Si tu ne veux pas t’en aller, c’est moi qui m’en irai. Reste ici.
MARINA (éclatant).
Bête fauve que tu es !
(Elle se dirige vers la porte ; se retournant) :
Dieu ne te donnera pas le bonheur !
(Elle sort en pleurant.)
NIKITA, AKOULINA
AKOULINA (sortant du cabinet noir).
Quel chien tu es, Nikita !
NIKITA
Pourquoi donc ?
AKOULINA
Comme elle a hurlé !
NIKITA
Est-ce que cela te regarde, toi ?
AKOULINA
Si cela me regarde ? Tu l’as torturée ! Tu me traiterais de la même façon... Chien que tu es !...
(Elle rentre dans le cabinet noir.)
NIKITA seul.
NIKITA (après un silence).
En voilà une dégoûtée ! J’aime bien ces babas : elles sont d’abord comme du sucre ; mais quand tu as péché avec elles, malheur !
FIN DU PREMIER ACTE.
PERSONNAGES :
PETR.
ANISSIA.
AKOULINA.
ANIOUTKA.
NIKITA.
MATRENA.
MARFA, sœur de PETR.
LA COMMÈRE, voisine d’ANISSIA.
LA FOULE.
(La scène représente la rue, avec l’isba de Petr. À gauche du spectateur, une isba avec un vestibule précédé d’un perron ; à droite, une porte cochère et une partie de la cour.
Entre le premier et le deuxième acte, six mois se sont passés.)
ANISSIA (seule dans la cour, occupée à broyer du chanvre).
ANISSIA (s’arrêtant et tendant l’oreille).
Il grogne encore ; il doit être descendu de son poêle.
ANISSIA, AKOULINA
(AKOULINA entre avec deux seaux accrochés aux deux bouts d’une palanche.)
ANISSIA
Il appelle. Entends-tu comme il crie ! Va donc voir ce qu’il veut.
AKOULINA
Et toi, donc !
ANISSIA
Va, on te dit !
(Akoulina entre dans l’isba.)
ANISSIA, seule.
ANISSIA
Il m’a exténuée. Il ne veut pas me dire où est l’argent : impossible. Hier, il était dans le vestibule. C’est là qu’il doit l’avoir caché... Où est maintenant l’argent, c’est ce que je ne sais plus. Il a toujours peur de s’en séparer ; mais il le tient, bien sûr, dans la maison : pourvu que je le trouve !... Il ne l’avait pas sur lui hier ; je ne sais plus maintenant où il le tient... Il m’a exténuée, brisée.
ANISSIA, AKOULINA
(AKOULINA entre en nouant son fichu.)
ANISSIA
Où vas-tu ?
AKOULINA
Où ? Mais il m’a ordonné d’aller chercher la tante Marfa. « Appelle ma sœur, qu’il dit, je vais mourir, qu’il dit ; il faut que je lui dise un mot. »
ANISSIA (à part).
Il envoie chercher sa sœur. Oh ! ma pauvre petite tête ! Ho ! Ho !... C’est à elle qu’il veut sans doute le donner. Que dois-je faire ? Ho !...
(à AKOULINA) :
N’y va pas !... Où vas-tu ?
AKOULINA
Chercher la tante.
ANISSIA
N’y va pas ! je te dis. J’irai moi-même. Et toi, prends le linge et va-t’en au ruisseau, autrement tu n’aurais pas le temps.
AKOULINA
Mais il me l’a ordonné !
ANISSIA
Va où je t’envoie ! Quand je te dis que j’irai moi-même chez Marfa ! N’oublie pas de prendre les chemises sur la haie.
AKOULINA
Les chemises ? Et toi, tu ne pourrais pas y aller ?... Il l’a ordonné !
ANISSIA
Je te dis que j’irai à ta place ! Où est Anioutka ?
AKOULINA
Anioutka ? Elle garde les veaux.
ANISSIA
Envoie-la-moi ici. Ils ne se sauveront pas.
(AKOULINA prend le linge et sort.)
ANISSIA, seule.
ANISSIA
Si je n’y vais pas, il m’injuriera ; si j’y vais, il donnera tout l’argent à sa sœur : et toutes mes peines seront perdues. Que faire ?... Je ne le sais pas moi-même... La tête me tourne !
(Elle continue à broyer son chanvre.)
ANISSIA, MATRENA
MATRENA (entrant avec un bâton et un petit paquet, comme pour aller en voyage).
Que Dieu t’assiste, ma petite baie !
ANISSIA
(Elle regarde autour d’elle, quitte son travail et bat des mains en signe de joie.)
Voilà ce que je n’espérais pas, ma petite tante. Tu arrives bien à propos.
MATRENA
Qu’y a-t-il ?
ANISSIA
Je ne sais plus où donner de la tête... Malheur !
MATRENA
Quoi donc ?... Il vit encore, m’a-t-on dit.
ANISSIA
Ne m’en parle pas ! Il vit sans vivre et meurt sans mourir.
MATRENA
L’argent ! L’a-t-il donné à quelqu’un ?
ANISSIA
Il vient d’envoyer chercher Marfa, sa propre sœur. Il s’agit sans doute de l’argent.
MATRENA
Évidemment... Pourtant, ne l’aurait-il pas déjà donné à une autre ?
ANISSIA
À personne ! Je l’épie comme un milan.
MATRENA
Mais où le tient-il ?
ANISSIA
Il ne le dit pas, et je n’ai pas pu le savoir. Il le déplace sans cesse d’une cachette à l’autre ; et puis je suis gênée par Akoulina : toute sotte qu’elle est, elle épie aussi. Ô ma pauvre petite tête ! Je suis brisée !
MATRENA
Ma petite baie, ce n’est pas entre tes mains qu’il laissera l’argent ; et tu en pâtiras toute la vie. Ils te chasseront de la cour sans un kopek, et voilà qu’après avoir peiné, peiné tout ton siècle, ma chère, avec ton détesté, il te faudra, une fois veuve, t’en aller mendier ton pain.
ANISSIA
Ne m’en parle pas, tante. Tout mon cœur en est sens-dessus-dessous, et je ne sais que faire, et personne à consulter. J’en ai parlé à Nikita, mais il a peur de se mêler à une pareille affaire. Il m’a seulement dit hier que l’argent se trouvait sous le parquet.
MATRENA
Et tu as cherché ?
ANISSIA
On ne peut pas : il est lui-même toujours là. J’ai remarqué que tantôt il le portait sur lui, tantôt il le cachait.
MATRENA
Rappelle-toi, ma fille... Si tu as une seule défaillance, tu en pâtiras tout ton siècle...
(Baissant la voix.)
Eh bien ! lui as tu donné du thé fort ?
ANISSIA
Ho ! Ho !...
(Elle va pour répondre, mais, en apercevant la voisine, elle se tait.)
LES MÊMES, plus LA COMMÈRE
LA COMMÈRE
(Elle passe près de l’isba, et écoute les cris qu’on entend dans l’intérieur. À ANISSIA) :
Commère, Anissia, hé ! Anissia ! C’est bien le tien qui t’appelle.
ANISSIA
Il tousse toujours comme ca : on dirait qu’il crie. Il ne va pas bien.
LA COMMÈRE (s’approchant de MATRENA)
Bonjour, baouchka[17] ! D’où t’amène Dieu ?
MATRENA
Mais de ma maison, ma chère. Je suis venue prendre des nouvelles de mon fils, et lui apporter des chemises. Mon enfant, quoi, tu sais ; je le soigne...
LA COMMÈRE
Mais c’est bien naturel.
(à ANISSIA) :
Je voulais, ma commère, blanchir le rouge ; mais je vois que c’est encore trop tôt : les gens n’ont pas encore commencé.
ANISSIA
Et pourquoi se presser ?
MATRENA
Eh bien ! lui a-t-on déjà administré le viatique ?
ANISSIA
Comment donc ! Hier est venu le pope.
LA COMMÈRE
Moi aussi je l’ai vu hier, ma petite mère... Qu’il est faible ! Comment son âme peut-elle encore tenir au corps ?... La veille, ma petite mère, il se mourait tout à fait. On le mit au-dessous des icônes ; on le pleurait même déjà, et l’on commençait à le laver.
ANISSIA
Et il en est revenu, s’est levé ; et voici qu’il se traîne de nouveau, maintenant.
MATRENA
Eh bien ! lui avez-vous donné l’extrême-onction ?
ANISSIA
On me le conseille. Demain, s’il est encore en vie, nous enverrons chercher le pope.
LA COMMÈRE
Ah ! ça doit te désoler, je pense bien, Anissia. Ce n’est pas pour rien qu’on dit : « Ce n’est pas le malade qui souffre le plus, c’est celui qui le garde. »
ANISSIA
Oh ! une issue ! quelle qu’elle soit !
LA COMMÈRE
Ça se comprend ; l’épreuve est rude. Voilà tout un an qu’il se meurt, tout un an que tu en as les bras comme liés.
MATRENA
Mais ce n’est pas non plus amusant d’être veuve. Passe encore quand on est jeune ; mais qui prendra soin de toi dans tes vieux jours ? La vieillesse n’est pas une joie : ainsi, moi, je n’ai pas marché longtemps, et me voilà toute fatiguée, je ne sens plus mes jambes... Et mon fils, où est-il ?
ANISSIA
Il laboure. Mais entre donc, nous allons préparer le samovar. Tu reprendras haleine en buvant du thé.
MATRENA (s’asseyant).
Je me suis vraiment fatiguée, mes chères... Quant à l’extrême-onction, c’est absolument nécessaire. On dit que c’est le salut de l’âme.
ANISSIA
Oui, demain.
MATRENA
C’est cela, ça vaut mieux... Chez nous, ma fille, il y a un mariage.
LA COMMÈRE
Pourquoi donc au printemps ?
MATRENA
Ce n’est pas pour rien que le proverbe dit : « Aux pauvres gens qui se marient, la nuit est courte... » Semen Madvéïévitch épouse Marinka.
ANISSIA
Ah ! Elle a fini par trouver son bonheur !
LA COMMÈRE
Un veuf, sans doute ? C’est pour ses enfants qu’il la prend ?
MATRENA
Quatre !... Quel autre l’épouserait ? Eh bien, lui l’a prise. Aussi est-elle contente. On a bu du vin, tu sais... Le verre n’était pas très, très grand ; on en a renversé[18].
LA COMMÈRE
Vois-tu ?... Oui, on en parlait. Mais est-il à son aise, le moujik ?
MATRENA
Pour le moment, ils ne vivent pas mal.
LA COMMÈRE
C’est vrai que personne n’épouserait un homme avec des enfants. Voilà, par exemple, chez nous, Mikhaïlov. Un moujik, ma petite mère...
UNE VOIX DE MOUJIK
Hé ! Mavra, où le diable t’a-t-il portée ! Va donc rentrer la vache.
(La voisine sort).
ANISSIA, MATRENA
MATRENA
(Elle parle sur un ton ordinaire, pendant que la voisine s’en va.)
Nous l’avons mariée, ma fille, pour effacer le péché ; comme ça, mon imbécile n’y pensera plus pour Mikitka.
(Changeant tout à coup de visage et baissant la voix )
Elle est partie... Eh bien ! disais-je, lui as-tu donné du thé ?
ANISSIA
Ne m’en parle pas ! Il aurait mieux valu qu’il mourût de mort naturelle. Voici qu’il ne meurt pas, et que j’ai pour rien chargé mon âme d’un péché... Ho ! Ho ! Ma pauvre petite tête !... Pourquoi m’as-tu donné cette poudre ?
MATRENA
Qu’est-ce qu’elle a donc, cette poudre ? C’est de la poudre, ma fille, à faire dormir... Pourquoi n’en aurais-je pas donné ? Ça ne fait pas de mal.
ANISSIA
Je ne parle pas de la poudre à faire dormir, mais de l’autre... la blanche.
MATRENA
Eh bien ! cette poudre-là, ma petite baie, c’est un remède.
ANISSIA (avec un soupir).
Je sais, mais j’ai peur. Je suis lasse.
MATRENA
Eh bien ! en as-tu usé beaucoup ?
ANISSIA
J’en ai donné deux fois.
MATRENA
Et... aucun effet ?
ANISSIA
J’y ai moi-même trempé mes lèvres : c’est un peu amer. Lui, il l’a bue dans le thé ; et il disait : « Même le thé me dégoûte. » Et j’ai dit : « Un malade, tout lui semble amer. » Mais j’avais une peur, ma tante !
MATRENA
Pourquoi penser à cela ? Plus tu y penses, pire c’est.
ANISSIA
Mieux eût valu que tu ne m’en donnes pas. Tu ne m’aurais pas jetée dans le péché... Quand je me souviens, je sens en moi tourner toute mon âme. Ah ! pourquoi m’en as-tu donné ?
MATRENA
Qu’est-ce qui te prend, ma petite baie ? Le Christ soit avec toi ! Pourquoi rejeter cela sur moi ? Prends garde, ma fille : ne décharge pas la tête malade pour charger la tête saine. S’il arrive quelque chose, je n’y suis pour rien. Pour savoir, je ne sais rien, pour connaître, je ne connais rien. Je jurerai, en baisant la croix, que je ne t’ai donné aucune poudre, que je n’ai jamais ni vu ni entendu parler d’une pareille poudre. Songes-y bien, ma fille... Hier encore, ma pauvre, nous causions de toi, qui peines tant ; ta belle-fille, une sotte ; le moujik pourri n’est qu’un embarras : d’une vie pareille, pas grand’chose à espérer.
ANISSIA
Mais je ne nierai rien. Une telle vie mène, non seulement à ces choses-là, mais même à se pendre, ou à l’étouffer, lui. Est-ce donc une vie ?
MATRENA
À la bonne heure !... Mais nous n’avons pas le temps de rester là, bouche bée. Il faut chercher l’argent, et lui donner du thé.
ANISSIA
Oh ! ma pauvre petite tête... Et que faire, à présent ? Je n’en sais rien... Que j’ai peur ! Oh ! s’il pouvait mourir de mort naturelle ! Malgré tout, je ne voudrais point me charger de ce péché !
MATRENA (avec colère).
Pourquoi ne dit-il pas où est l’argent ? Quand il l’aura emporté avec lui, personne n’en jouira. Est-ce à désirer ? Dieu préserve de laisser perdre inutilement cet argent ! N’est-ce pas un péché, ce qu’il fait là ? Faut-il donc le laisser faire ?
ANISSIA
Je ne sais pas, moi : il m’a exténuée !
MATRENA
Comment, tu ne sais pas ! Mais la chose est bien claire ! Si tu as maintenant une défaillance, tu t’en repentiras toute la vie. Il remettra tout l’argent à sa sœur, et toi, on te plantera là.
ANISSIA
Ho ! Ho !... Mais il l’a déjà envoyé chercher : il faut y aller.
MATRENA
Attends donc, avant d’y aller. Fais d’abord préparer le samovar. Nous lui donnerons encore du thé, et puis nous chercherons ensemble l’argent. Nous le trouverons, va !
ANISSIA
Ho ! Ho !... Pourvu qu’il n’arrive rien !
MATRENA
Eh bien ! quoi ? Faut-il donc rester là à regarder ? Veux-tu seulement convoiter des yeux l’argent, sans jamais l’avoir dans les mains ?... Agis donc !
ANISSIA
Eh bien ! je vais préparer le samovar.
MATRENA
Va, ma petite baie ; fais l’affaire comme il faut, pour ne pas te repentir après... À la bonne heure !
(ANISSIA s’éloigne.)
MATRENA (la rappelant).
Une seule chose. Ne dis rien de tout ceci à Mikitka. Il est bête ; Dieu préserve qu’il entende parler de cette poudre ; il ferait Dieu sait quoi ! Il est trop sensible, lui, tu sais ; il ne veut pas même égorger un poulet. Ne lui dis rien. Malheur ! il ne réfléchirait pas...
(Elle s’arrête, effrayée, sur le seuil ; apparaît PETR.)
LES MÊMES, plus PETR
(PETR se traîne sur le perron en s’appuyant aux murs, et appelle d’une voix faible.)
PETR
Pourquoi ne peut-on pas vous faire venir ? Ho ! Ho !... Anissia, qui est ici ?
(Il se laisse tomber sur un banc.)
ANISSIA (sortant de derrière le coin).
Pourquoi te traînes-tu dehors ? Tu aurais dû rester où tu étais.
PETR
Est-ce que la fille est allée chercher Marfa ?... Oh ! que je souffre !.. Ah ! si la mort pouvait venir tout de suite !
ANISSIA
La fille n’a pas le temps. Je l’ai envoyée au ruisseau. Donne-moi le temps, dès que j’aurai fini, j’irai moi-même.
PETR
Envoie Anioutka. Où est-elle ? Oh ! que je souffre ! Oh ! ma mort !...
ANISSIA
Je l’ai envoyé chercher.
PETR
Où donc est-elle ?
ANISSIA
Elle est là. Qu’une paralysie la prenne !
PETR
Ah ! je n’ai plus de force ! Mes entrailles sont en feu ; on dirait une vrille qui tourne, qui tourne. Pourquoi donc m’avez-vous abandonné comme un chien ?... Je n’ai même personne pour me donner à boire... Oh !... Envoie-moi Anioutka.
ANISSIA
La voilà... Anioutka, va donc près de ton père.
LES MÊMES, plus ANIOUTKA
(ANIOUTKA entre en courant, tandis que sort ANISSIA.)
PETR (à ANIOUTKA)
Va donc... ho ! ho ! chez la tante Marfa. Dis-lui que le père l’appelle ; qu’elle vienne : j’ai besoin de la voir.
ANIOUTKA
Oui.
PETR
Attends. Qu’elle se dépêche ; dis-lui que je vais mourir. Ho ! Ho !
ANIOUTKA
Je prends seulement mon fichu et j’y cours.
(Elle sort en courant.)
PETR, ANISSIA, MATRENA
MATRENA (en clignant de l’œil).
Eh bien ! ma fille, n’oublie pas ton affaire, va dans l’isba, et furète partout ; cherche comme un chien qui cherche ses puces. Fouille tout ; moi je vais tout à l’heure chercher sur lui.
ANISSIA (à MATRENA).
Je reprends toujours du courage avec toi.
(Elle s’approche du perron ; à PETR.)
Faut-il te préparer le samovar ?.. C’est la tante Matrena qui est venue voir son fils ; nous boirons ensemble.
Soit, prépare-le.
(ANISSIA entre dans l’isba.)
PETR, MATRENA
(MATRENA se dirige vers le perron.)
PETR
Bonjour.
MATRENA
Bonjour, mon cher bienfaiteur. Je vois que tu es malade. C’est mon vieux qui te plaint ! « Va donc, qu’il dit, va voir ce qu’il devient. » Et il t’envoie ses salutations.
(Elle le salue.)
PETR
Je me meurs.
MATRENA
Effectivement, je m’aperçois, en te voyant, Petr Ignatitch, que la maladie ne se promène pas dans les bois, mais hante les gens. Tu m’apparais tout défiguré, mon cœur, lorsque je te regarde. Elle ne rend pas beau, la maladie.
PETR
Ma mort est arrivée.
MATRENA
Eh bien ! Petr Ignatitch, c’est la volonté de Dieu. On t’a donné le viatique ; Dieu voudra te laisser le temps de recevoir l’extrême-onction. Ta baba, Dieu merci ! est avisée ; on t’enterrera, et tu seras cité avec honneur. Et mon fils, tant qu’il sera là, s’occupera de la maison.
PETR
Je n’ai personne à qui donner un ordre. Ma baba n’est pas honnête : elle passe son temps à des bêtises ; moi je sais, moi... je sais... La fille est sotte, et puis elle est jeune. J’ai amassé du bien et personne pour le soigner. Cela me torture.
(Il sanglote.)
MATRENA
Mais il y a de l’argent, ou quoi ; on peut donner l’ordre...
PETR (criant, dans le vestibule, à ANISSIA) :
Est-ce qu’Anioutka est partie ?
MATRENA (à part).
Il n’a pas oublié.
ANISSIA (de l’intérieur).
Elle est partie tout de suite. Rentre donc dans l’isba, je vais t’aider.
PETR
Laisse-moi ici pour mes derniers moments. Là-bas j’étouffe. Que je souffre !... Oh ! tout mon cœur est en feu... Si au moins la mort venait...
MATRENA
Si Dieu ne l’appelle point, l’âme ne partira pas toute seule. De la mort comme de la vie, c’est Dieu seul qui dispose, Petr Ignatitch. Et nul ne peut jamais savoir quand elle viendra. Il arrive qu’on en réchappe. Ainsi, chez nous, dans notre village, un moujik était déjà à toute extrémité...
PETR
Non, je sens que je mourrai aujourd’hui, je le sens.
(Il s’appuye contre le mur et ferme les yeux.)
LES MÊMES, plus ANISSIA
ANISSIA (entrant).
Eh bien ! viens-tu ou non ? On ne peut pas t’attendre indéfiniment. Petr ! Hé ! Petr !
MATRENA (s’éloignant un peu et faisant signe à ANISSIA de venir la rejoindre).
Eh bien !
ANISSIA (descendant du perron, à Matrena) :
Je n’ai rien trouvé.
MATRENA
As-tu bien cherché ? Et sous le parquet ?
ANISSIA
Non plus. Peut-être, dans le grenier... Il y est allé hier.
MATRENA
Cherche, cherche bien, nettoie la maison comme avec la langue. Je reconnais qu’il doit mourir aujourd’hui : ses ongles devinaient bleus, et son visage a la couleur de la terre... Est-ce que le samovar est prêt ?
ANISSIA
Il commence à bouillir.
LES MÊMES, plus NIKITA
(NIKITA entre de l’autre côté, ou, si c’est possible, arrive à cheval devant la porte cochère.)
NIKITA (à sa mère, sans voir PETR).
Comment vas-tu, petite mère ? Comment va-t-on chez nous ?
MATRENA
Dieu merci ! Nous vivons, nous mangeons encore du pain.
NIKITA
Et le patron, comment est-il ?
MATRENA (étendant la main du côté du perron).
Pas si fort ; il est là.
NIKITA
Que m’importe qu’il y soit ? Qu’est-ce que ça me fait ?
PETR (ouvrant les yeux).
Mikitka ! Hé ! Mikitka ! Viens donc ici.
(NIKITA s’approche, pendant qu’ANISSIA et MATRENA s’entretiennent à voix basse.)
PETR
Pourquoi es-tu rentré si tôt ?
NIKITA
J’ai fini de labourer.
PETR
Et la bande, derrière le petit pont, l’as-tu terminée ?
NIKITA
C’était trop loin pour y aller.
PETR
Trop loin !... D’ici, c’est encore plus loin. Il faudra donc que tu y ailles exprès, maintenant. Tu aurais dû tout achever du même coup.
(ANISSIA, sans se montrer, écoute.)
MATRENA (s’approchant).
Ah ! mon petit fils, pourquoi es-tu si négligent ? Le patron est malade ; il se repose entièrement sur toi : tu devrais travailler pour lui comme pour ton propre père, d’arrache-pied, et le servir comme je te l’ai ordonné.
PETR
Maintenant, toi... ho !... sors les pommes de terre. Les babas... ho ! ho !... les apprêteront...
ANISSIA (à part).
Comment donc, mais tout de suite !... Il veut de nouveau éloigner tout le monde. Il doit avoir l’argent sur lui, et il veut le cacher quelque part.
PETR
... Car autrement la saison viendra et elles seront gâtées... Ah ! Je n’ai plus de force !
(Il se lève.)
MATRENA (montant vivement sur le perron et soutenant PETR).
Faut-il te reconduire dans l’isba ?
PETR
Reconduis (s’arrêtant) : Mikitka !
NIKITA (avec humeur).
Quoi, encore !
PETR
Je ne te verrai plus... Je vais mourir aujourd’hui... Pardonne-moi, au nom du Christ, pardonne-moi, si je t’ai offensé... en parole ou en action... Si je t’ai jamais offensé... pardonne-moi !
NIKITA
Quoi donc te pardonner ? Nous sommes nous-mêmes des pécheurs.
MATRENA
Ah ! mon fils, pénètre-toi de ses paroles.
PETR
Pardonne-moi, au nom du Christ !
(Il fond en larmes.)
NIKITA (très ému).
Dieu te pardonnera, oncle Petr. Je n’ai pas à m’offenser ; je n’ai reçu aucun mal de toi. C’est toi plutôt qui dois me pardonner. Je suis peut-être plus coupable envers toi.
(Il pleure.)
(PETR se retire en sanglotant, soutenu par MATRENA.)
NIKITA, ANISSIA
ANISSIA
Oh ! ma pauvre petite tête ! Ce n’est pas pour rien qu’il s’est avisé de cela... Il doit avoir son projet...
(S’approchant de Nikita.)
Eh bien ! tu disais que l’argent était sous le parquet : il n’y en a pas.
NIKITA (sans lui répondre et pleurant toujours).
Je n’ai jamais reçu aucun mal de lui, rien que du bien, et moi, voilà ce que j’ai fait !
ANISSIA
Allons, assez... L’argent, où est-il ?
NIKITA (avec humeur).
Hé ! qui le sait ? Cherche toi-même !
ANISSIA
Qui t’a rendu si pitoyable ?
NIKITA
J’ai pitié de lui... Ah ! que j’ai pitié. Comme il pleurait ! Oh !
ANISSIA
Vois-tu cette pitié qui le prend ? Il choisit bien sur qui s’apitoyer !... L’a-t-il assez grondé... Tout à l’heure encore, il ordonnait même qu’on te chassât d’ici... C’est de moi bien plutôt que tu aurais dû avoir pitié !
NIKITA
Et qu’y a-t-il à plaindre en toi ?
ANISSIA
Il mourra, il cachera l’argent !
NIKITA
N’aie pas peur, il ne le cachera pas.
ANISSIA
Nikita, il a envoyé chercher sa sœur, il veut le lui donner. Ce serait notre malheur : comment vivrons-nous, s’il donne l’argent ! Ils me chasseront de la maison. Tu devrais t’en inquiéter... Tu m’as dit qu’il était monté hier soir au grenier.
NIKITA
Je l’en ai vu descendre ; mais où l’a-t-il fourré ? Qui le sait ?
ANISSIA
Oh ! ma petite tête ! J’irai chercher au grenier.
(NIKITA se met à l’écart.)
LES MÊMES, plus MATRENA
(MATRENA sort de l’isba, descend vers ANISSIA et NIKITA.)
MATRENA (à voix basse).
Ne cherche plus. Il a l’argent sur lui. Je l’ai senti au bout d’un cordon.
ANISSIA
Oh ! ma pauvre petite tête !
MATRENA
Si tu mollis maintenant, va voir après sur l’aile droite de l’aigle. La sœur viendra, et alors, adieu !
ANISSIA
Effectivement, si elle vient, il le lui donnera... Que faire ? Oh ! ma petite tête !
MATRENA
Que faire ? Mais regarde donc par ici. Le samovar bout, va donc préparer du thé, et verse-le lui.
(Baissant la voix.)
Et du paquet... aussi... mets-lui en donc, fais-le lui boire... Quand il aura bu une tasse, prends-lui l’argent. Ne crains rien : sûrement il n’ira pas le dire.
ANISSIA
Oh ! J’ai peur !
MATRENA
Pas tant de paroles. Dépêche-toi d’agir... Moi, je surveillerai la sœur, s’il arrive quelque chose. Pas de défaillance : prends l’argent, et apporte-le ici : Mikitka le cachera.
ANISSIA
Oh ! ma petite tête ! Comment m’y prendre ? Ih ! Ih !
MATRENA
Je te le répète ; pas tant de paroles, et agis comme je te l’ai dit... Mikitka !
NIKITA
Quoi !
MATRENA
Toi, reste ici, sur le banc. S’il arrive quelque chose, tu auras à faire.
NIKITA (avec un geste désespéré).
Ah ! ces babas en imagineront ! Elles me tourneront la tête, absolument... Laissez-moi la paix ; j’aime mieux aller sortir les pommes de terre.
MATRENA (l’arrêtant par la main).
Attends, je te dis.
LES MÊMES, plus ANIOUTKA
(ANIOUTKA entre.)
ANISSIA
Eh bien !
ANIOUTKA
Elle était dans le potager de sa fille... Elle va venir tout de suite.
ANISSIA
Que faire, si elle vient ?
MATRENA (à ANISSIA).
Tu auras le temps. Fais comme je t’ai dit.
ANISSIA
Je ne sais plus rien de rien : tout se brouille dans ma tête. Anioutka, va donc, ma petite, retrouver les veaux ; ils se sont peut-être sauvés. Oh ! je n’ai pas le courage !
MATRENA
Va vite : il ne restera bientôt plus d’eau dans le samovar.
ANISSIA
Oh ! ma pauvre petite tête !
(Elle sort.)
MATRENA, NIKITA
MATRENA (s’approchant de son fils).
Voyons, mon fils...
(Elle s’assied à côté de lui sur le banc.)
Il faut aussi songer à ton affaire, au lieu d’agir sans réflexion.
NIKITA
Quelle affaire ?
MATRENA
Mais... de t’inquiéter comment tu vivras dans ce monde !
NIKITA
Comment je vivrai dans ce monde ! Les gens y vivent, je ferai comme eux.
MATRENA
Mais le vieux doit mourir aujourd’hui.
NIKITA
Qu’il meure, et que le royaume du ciel lui soit ouvert ! En quoi cela me touche-t-il !
MATRENA (les yeux sur le perron).
Hé ! mon petit, le vivant pense à la vie... Dans un cas comme celui-ci, ma petite baie, il faut savoir se débrouiller. Que penses-tu faire ? Moi, j’ai couru partout pour ton affaire, j’ai fatigué toutes mes jambes pour m’occuper de toi. Toi, sache-m’en gré, au moins, ne l’oublie pas.
NIKITA
De quoi t’es-tu donc occupée ?
MATRENA
Mais de ton affaire, de ton avenir. Si on ne s’y prend pas d’avance, on n’aboutit à rien. Tu connais Ivan Mosséitch ? Je suis en bons termes avec lui. Je suis allé le voir hier ; — tu sais, je lui ai jadis rendu service. Et alors, en causant, comme ça, je lui ai dit : « Que me conseillerait Ivan Mosséitch... Par exemple, lui dis-je, un moujik veuf a pris une autre femme, et, par, exemple, il n’a pour enfants qu’une fille de sa première femme, et une de sa seconde. Si ce moujik-là vient à mourir, lui dis-je, comment un autre moujik peut-il épouser sa veuve et demeurer dans sa maison ? Peut-il, lui dis-je, ce moujik, marier les deux filles et rester seul à la maison ? — On peut, qu’il me dit. Seulement il faut, qu’il dit, beaucoup se remuer. Avec de l’argent, qu’il dit, on peut réussir ; mais sans argent, inutile même d’essayer. »
NIKITA
Oh ! cela va sans dire. On n’a qu’à leur donner de l’argent ; de l’argent, tout le monde en a besoin.
MATRENA
Eh bien ! ma petite baie, je lui ai exposé toutes nos affaires. « Tout d’abord, qu’il me dit, il faut que ton fils se fasse inscrire dans ce village-là. Pour cela, il faut de l’argent ; il faut payer à boire aux anciens. Alors ils l’assisteront... Il faut, qu’il dit, tout faire avec intelligence. » Regarde donc ceci.
(Elle tire de son foulard un papier.)
Voici un papier qu’il m’a écrit : tu t’y connais.
(NIKITA lit, MATRENA écoute.)
NIKITA
Ce papier est un certificat d’inscription, on le voit vite : il ne faut pas beaucoup d’intelligence pour cela.
MATRENA
Toi, écoute bien ce qu’a ordonné Ivan Mosséitch. « Avant tout, tante, qu’il dit, garde-toi de lâcher l’argent ; une fois l’argent dans tes mains, elle ne pourra pas se remarier. L’argent, c’est la tête de tout ». Donc, fais attention ; le moment est venu, mon fils.
NIKITA
Que m’importe ? C’est son argent à elle ; à elle de s’en inquiéter.
MATRENA
Ah ! comme tu juges, mon fils ! Est-ce qu’une baba est capable de réflexion ? Si même elle met la main sur l’argent, comment saurait-elle en faire un bon emploi ? Ça se comprend, des babas ! Mais toi ! tu es un moujik. Tu sauras tout cacher et tout régler ; tu as plus d’entendement, s’il faut agir.
NIKITA
Le fait est que votre entendement de femmes ne vaut pas grand’chose.
MATRENA
Prends donc l’argent, et la baba sera en ton pouvoir. Si par hasard elle se rebiffe, ou quoi, on aura de quoi la décider.
NIKITA
Ah ! laissez-moi tranquille ! Je m’en vais.
NIKITA, MATRENA, ANISSIA
(ANISSIA sort en courant, toute pâle, de l’isba.)
ANISSIA (à MATRENA).
Il l’avait bien sur lui : le voilà !
(Elle montre l’argent sous son tablier.)
MATRENA
Donne-le à Mikitka ; il le cachera... Mikitka, prends-le ; cache-le quelque part.
NIKITA
Eh bien ! donne !
ANISSIA
Oh ! ma petite tête !... Mais j’aime mieux le cacher moi-même.
(Elle se dirige vers la porte cochère.)
MATRENA (la saisissant par la main).
Où vas-tu donc ? On te demandera où tu es allée. Voilà sa sœur qui arrive. Donne-le lui : il est averti. Quelle étourdie !
ANISSIA (s’arrêtant indécise).
Ô ma petite tête !
NIKITA
Eh bien ! donne ! Quoi ! Je vais le cacher quelque part.
ANISSIA
Où le cacheras-tu ?
NIKITA
Tu as peut-être peur ?
(Il se met à rire.)
LES MÊMES, plus AKOULINA
(AKOULINA entre avec le linge.)
ANISSIA
Oh ! oh ! ma pauvre petite tête !
(Elle donne l’argent à NIKITA.)
... Mikita, prends garde !
NIKITA
Que crains-tu ? Je veux le cacher si bien, que je ne saurai plus moi-même le retrouver.
(Il sort.)
MATRENA, ANISSIA, AKOULINA
ANISSIA (immobile et effrayée).
Ho ! Ho ! Et si lui...
MATRENA
Eh bien ! Est-ce qu’il est mort ?
ANISSIA
Mais oui, je crois qu’il est mort. Quand je lui ai pris l’argent, il ne l’a pas même senti.
MATRENA
Va donc dans l’isba ; voilà Akoulina qui s’approche.
ANISSIA
Eh quoi ! C’est moi qui ai commis le péché, et lui... que va-t-il faire de l’argent ?
MATRENA
Assez. Rentre dans l’isba. Voici venir aussi Marfa.
ANISSIA
Eh bien ! j’ai eu confiance en lui. Que va-t-il en advenir ?
(Elle sort.)
MARFA, AKOULINA, MATRENA
(MARFA entre d’un côté, AKOULINA de l’autre.)
MARFA (à AKOULINA).
Je serais venue depuis longtemps ; mais j’étais allée chez ma fille. Eh bien ! le vieux, qu’est-ce qu’il fait ? Il veut donc mourir ?
AKOULINA (posant son linge à terre).
Qui le sait ? Moi j’étais au ruisseau.
MARFA (désignant MATRENA).
Et celle-là, d’où est-elle ?
MATRENA
De Zouïevo. Je suis la mère de Mikita... De Zouïevo, ma chère. Bonjour. Ton frère est bien faible, le pauvre. Il était dehors tout à l’heure encore. « Envoie-moi, qu’il a dit, ma petite sœur ; car, qu’il dit... » Mais peut-être qu’il est déjà mort !
LES MÊMES, plus ANISSIA
(ANISSIA sort en courant et en criant de l’isba, saisit un pilier et se met à parler. )
ANISSIA
Ho ! Ho !... Et à qui... i... i... m’a-t-il laissée ! Hoo-o ! À qui... i... i m’a-t-il laissé... é... ée ! Ho-o-o ! Malheureuse veuve !... Toute ma vie, seule toute ma vie !... Il a fermé ses yeux clairs...
LES MÊMES, plus LA COMMÈRE
(LA COMMÈRE et MATRENA saisissent ANISSIA sous les bras. AKOULINA et MARFA entrent dans l’isba. LA FOULE accourt.)
UNE VOIX DANS LA FOULE
Il faut appeler les anciennes ; il faut l’apprêter.
MATRENA (se retroussant les manches).
Y a-t-il de l’eau dans le chaudron ? N’en reste-t-il pas dans le samovar ? Je vais me mettre à la besogne.
FIN DU SECOND ACTE.
PERSONNAGES :
AKIM.
NIKITA.
AKOULINA.
ANIOUTKA.
MITRITCH, vieux valet de ferme, soldat en retraite.
LA COMMÈRE D’ANISSIA
(La scène représente l’isba de PETR. C’est l’hiver. Entre le second et le troisième acte, il s’est passé neuf mois.)
ANISSIA (pauvrement vêtue, travaillant au métier), ANIOUTKA (sur le poêle), MITRITCH
MITRITCH
(Il entre lentement et ôte son caftan.)
Dieu me sauve ! Eh bien ! est-ce que le patron n’est pas encore de retour ?
ANISSIA
Quoi ?
MITRITCH
Est-ce que Mikita n’est pas encore revenu de la ville ?
ANISSIA
Non.
MITRITCH
Il s’amuse, sans doute. Ô Seigneur !
ANISSIA
As-tu fini ton travail sur l’aire ?
MITRITCH
Comment donc ? J’ai fait tout ce qu’il fallait, et j’ai ensuite recouvert avec de la paille. Je n’aime pas faire les choses à moitié... Ô Seigneur ! Mikola[19]-le-Miséricordieux !
(Il se frotte son cor-au-pied.)
Le patron devrait déjà être là.
ANISSIA
Pourquoi se presserait-il ? Il a de l’argent, il s’amuse avec la fille, je crois.
MITRITCH
En effet, il a de l’argent ; pourquoi ne s’amuserait-il pas ? Et Akoulina, pourquoi donc est-elle allée à la ville ?
ANISSIA
C’est à elle qu’il faudrait demander cela... Pourquoi le Malin l’y a-t-il portée ?
MITRITCH
Pourquoi ?... À la ville ?... Mais il y a beaucoup de choses, à la ville ; pourvu qu’on ait de l’argent !... Ô Seigneur !
ANIOUTKA
Moi, ma petite mère, j’ai entendu qu’il lui disait : « Je t’achèterai, qu’il dit, un petit châle, vrai comme je respire, je te l’achèterai, tu choisiras toi-même ! » Et comme elle s’est bien habillée ! Elle a mis son caftan sans manches, en peluche, avec un foulard français.
ANISSIA
Sa pudeur de fille, elle la garde jusqu’au seuil ; une fois dehors, elle l’oublie. Quelle effrontée !
MITRITCH
Et pourquoi, de la pudeur ? Tant qu’on a de l’argent, on s’amuse !... Ô Seigneur ! Serait-ce trop tôt pour souper ?
(ANISSIA garde le silence. )
Je vais aller me réchauffer un peu en attendant.
(Il monte sur le poêle.)
Ô Seigneur, Notre Mère Sainte-Vierge et Saint Mikola !
LES MÊMES, plus LA COMMÈRE
LA COMMÈRE (entrant).
Est-ce que le tien[20] n’est pas encore rentré ?
ANISSIA
Non.
LA COMMÈRE
Il se ferait temps. Ne se serait-il pas arrêté dans notre traktir ? Ma sœur Phekla me disait, ma petite mère, qu’il y venait force traîneaux de la ville.
ANISSIA
Anioutka ! Hé ! Anioutka !
ANIOUTKA
Quoi ?
ANISSIA
Cours donc au traktir, Anioutka. Va voir s’il ne serait pas retenu là-bas par l’ivresse.
ANIOUTKA (sautant du poêle et passant un caftan).
Tout de suite.
LA COMMÈRE
A-t-il emmené Akoulina avec lui ?
ANISSIA
Y serait-il allé, sans cela ? C’est à cause d’elle qu’il s’est découvert des affaires. « De l’argent à toucher à la banque », qu’il a dit. C’est elle seule qui lui monte la tête comme ça.
LA COMMÈRE (hochant la tête).
Il vaut mieux n’en pas parler.
(Un silence.)
ANIOUTKA (à la porte).
Et s’il y est, faut-il lui dire quelque chose ?
ANISSIA
Regarde seulement s’il y est.
ANIOUTKA
Bon. J’y cours.
(Elle sort.)
ANISSIA, MITRITCH, la COMMÈRE
(Un long silence.)
MITRITCH (beuglant).
Ô Seigneur ! Mikola-le-Miséricordieux !
LA COMMÈRE (tressaillant).
Oh ! que j’ai eu peur ! Qu’est-ce donc ?
ANISSIA
Mais c’est Mitritch, le valet de ferme.
LA COMMÈRE
Ho-o ! qu’il m’a fait peur !... Mais j’allais oublier... Quoi donc, ma commère, on dit, qu’on a demandé Akoulina en mariage.
ANISSIA (quittant son métier et s’asseyant près de la table).
On a essayé en effet, des gens de Dedlov ; mais ils auront ouï parler de quelque chose ; on n’a plus eu de leurs nouvelles, et l’affaire est tombée dans l’eau... Qui en voudrait ?
LA COMMÈRE
Et les Lizounov, de Zouïevo ?
ANISSIA
Des ouvertures ont été faites ; mais l’affaire n’a pas non plus abouti. Il ne reçoit même pas les gens.
LA COMMÈRE
Il faudrait pourtant la marier.
ANISSIA
Certainement qu’il le faudrait. Je ne sais vraiment pas, ma commère, comment la faire partir d’ici. C’est fort malaisé. Lui ne veut pas, elle non plus. Il ne s’est pas encore assez amusé avec sa belle.
LA COMMÈRE
Ih ! Ih ! quel péché ! Rien que d’y songer... Il est son beau-père, cependant.
ANISSIA
Hé ! commère... On m’a embobinée, entortillée si habilement... à ne pouvoir le dire. — Et moi, qui, dans ma naïveté, ne me doutais de rien tout d’abord ! C’est ainsi que je l’ai épousé. Je ne m’apercevais de rien ; mais eux s’étaient déjà mis d’accord auparavant.
LA COMMÈRE
Ho-o ! Quel péché !
ANISSIA
Plus j’allais, plus je découvrais qu’on se cachait de moi. Ah ! commère, que je me sentais malheureuse ! Passe encore si je ne l’avais pas aimé.
LA COMMÈRE
Il vaut mieux n’en pas parler.
ANISSIA
Et quelle douleur, ma commère, de subir pareille offense de lui ! Oh ! quelle souffrance !
LA COMMÈRE
Et qu’est-ce encore ? On dit qu’il a maintenant la main leste.
ANISSIA
Hélas ! Il lui arrivait aussi d’être ivre, auparavant, mais il était bien tranquille... Il buvait, mais alors je lui plaisais ; tandis qu’à présent, dès qu’il a bu, il me saute dessus et veut me fouler aux pieds. Dernièrement, il m’enfonça ses griffes dans les nattes : j’eus toutes les peines du monde à me dégager... Quant à la fille, elle est pire qu’une vipère. Je me demande comment la terre peut produire une créature aussi méchante.
LA COMMÈRE
Ho ! ho ! ma commère, je te crois aisément, tu es bien malheureuse. Mais pourquoi supporter tout cela ? Tu as pris chez toi un va-nu-pieds, et c’est lui qui te fait la loi ! Que ne l’empêches-tu ?
ANISSIA
Ah ! ma chère petite commère... Et mon cœur, qu’en ferais-je ? Le défunt était déjà assez sévère, et pourtant j’agissais à ma fantaisie : impossible aujourd’hui, ma petite commère. Pas la moindre énergie contre lui. Je suis devant lui comme une poule mouillée.
LA COMMÈRE
Ho ! ho ! ma commère ! Bien sûr on t’a jeté un sort. Matrena, dit-on, s’adonne à ces choses-là ; c’est sans doute elle.
ANISSIA
C’est aussi ce que je pense, ma commère... Il y a pourtant des moments où je voudrais le mettre en pièces ; et puis, quand je le vois, non, mon cœur ne peut pas se lever contre lui.
LA COMMÈRE
C’est pour sûr un ensorcellement... Qu’il faut peu de temps, ma petite mère, pour dépérir ! Je te regarde : qu’est-ce que tu es devenue !
ANISSIA
Je suis comme pétrifiée... Et Akoulina, la sotte, regarde-la donc. Comme elle était pauvrement mise !... Et vois-la, maintenant ! D’où a-t-elle pris tout cela ?... Comme il l’a bien habillée ! Elle se gonfle comme une bulle sur l’eau. Qu’importe sa sottise ? Elle s’est mis une chose en tête : « C’est moi, qu’elle dit, c’est moi qui suis la patronne ; la maison est à moi... Mon père, qu’elle dit, voulait me marier avec lui. » Qu’elle est méchante, Dieu me sauve ! Quand elle s’emporte, elle arrache la paille du toit.
LA COMMÈRE
Ho ! ho ! quelle vie, ma commère, en vérité ! Et les gens t’envient, encore ! « Riche ! » qu’ils disent. Mais, petite mère, je vois que les larmes coulent à travers l’or aussi.
ANISSIA
Voilà bien de quoi m’envier ! D’ailleurs, toute cette richesse s’en ira au diable. Il dépense l’argent que c’est à faire frémir !
LA COMMÈRE
Mais pourquoi, ma commère, agis-tu si bonassement ? L’argent est à toi !
ANISSIA
Ah ! si tu savais tout ! J’ai commis un grand péché.
LA COMMÈRE
Moi, commère, à ta place, je serais allée devant le plus grand chef ; l’argent est à toi. Et comment ose-t-il le dépenser ainsi ? Ce n’est pas juste.
ANISSIA
On n’y regarde plus de si près, de notre temps.
LA COMMÈRE
Ah ! ma commère, quand je te regarde, comme je te trouve affaiblie !
ANISSIA
Oui, affaiblie, ma chère, tout à fait affaiblie. Il m’a entortillée, et je ne sais plus rien de rien maintenant... Oh ! ma pauvre petite tête !
LA COMMÈRE
Je crois qu’il vient quelqu’un.
(Elle tend l’oreille ; la porte s’ouvre, entre AKIM.)
LES MÊMES, plus AKIM
AKIM
(Il fait un signe de croix, secoue ses lapti et ôte son caftan.)
Paix à tous ! Vivez-vous bien ? Bonjour, petite tante !
ANISSIA
Bonjour, petit père ! Est-ce de chez toi que tu viens ?
AKIM
J’ai pensé... taïè... pour ainsi dire : « Je vais aller... taïè... chez mon fils. Je veux passer chez mon fils. » Je suis parti de très bonne heure ; après le dîner, pour ainsi dire, je suis parti... Il neige beaucoup... taïè... Il est difficile de marcher, difficile ; et voilà que... taïè... je me suis mis en retard... Mon fils y est-il ?... Y est-il, mon fils, c’est-à-dire ?...
ANISSIA
Non, il est à la ville.
AKIM (s’asseyant sur le banc).
J’ai une affaire avec lui, pour ainsi dire... taïè... une affaire. Je lui parlais, pour ainsi dire, naguère... taïè... pour ainsi dire, de mon embarras. Je lui disais : « Mon petit cheval est crevé, pour ainsi dire, mon petit cheval ; il faudrait acheter... taïè... un autre petit cheval, n’importe lequel, un petit cheval ;... et c’est pourquoi je suis venu, pour ainsi dire...
ANISSIA
Nikita me l’a dit. Quand il sera là, vous en causerez.
(Elle se dirige vers le poêle.)
Soupe donc, en attendant qu’il rentre : Mitritch, hé ! Mitritch ! viens souper !
LA COMMÈRE
Je m’en vais. Bonsoir.
AKIM, ANISSIA, MITRITCH
MITRITCH (descendant du poêle).
Je me suis endormi sans m’en apercevoir. Ô Seigneur ! Mikola-le-Miséricordieux !... Bonjour, oncle Akim !
AKIM
Tiens ! Mitritch ! Quoi donc, pour ainsi dire... taïè...
MITRITCH
Eh oui ! Je suis valet de ferme chez Nikita. Je vis chez ton fils.
AKIM
Ah ! vois-tu, pour ainsi dire... taïè... garçon de ferme chez mon fils, vois-tu ?
MITRITCH
Avant, je vivais à la ville chez un marchand. Mais j’ai tout bu là-bas ; et c’est pourquoi je suis venu à la campagne. N’ayant plus de gîte, j’ai dû me louer... (Il baille.) Ô Seigneur !
AKIM
Vraiment ?... taïè... Et Mikitka... taïè... que fait-il ? Il a donc pris un valet de ferme, pour ainsi dire... taïè... loué un valet de ferme ?
ANISSIA
Eh oui !... Avant il se débrouillait bien tout seul ; mais il a maintenant autre chose en tête, et voilà qu’il a pris un valet de ferme.
MITRITCH
Il a de l’argent, pourquoi se gênerait-il ?
AKIM
Cela... taïè... n’est pas bien, voilà ; cela... taïè... n’est pas bien du tout. Non, ce n’est pas bien. L’oisiveté, pour ainsi dire...
ANISSIA
Eh oui ! il s’est gâté, il s’est gâté. Malheur !
AKIM
Voilà... taïè... on croit faire pour le mieux, et voilà, pour ainsi dire... taïè... qu’on a fait pour le pire. Avec la richesse, l’homme se gâte, il se gâte.
MITRITCH
Les chiens eux-mêmes s’enragent quand ils deviennent trop gras. La graisse, comment ne se gâterait-elle pas ? Moi qui étais gras, comme je faisais la noce ! Pendant trois semaines de suite, je n’ai pas cessé de boire : j’ai bu mes dernières culottes ; quand je n’ai plus eu de quoi boire, alors seulement je me suis arrêté. Maintenant, j’ai juré.
AKIM
Et ta vieille, pour ainsi dire, la tienne, où est-elle ?
MITRITCH
Ma vieille, frère, elle est à sa place, à la ville. Elle vit à demeure dans les cabarets... C’est une beauté, aussi : un œil arraché, un autre poché et le museau tout de travers. Et quand elle n’est pas ivre, elle n’a pas même un gâteau aux pois à se mettre dans la bouche.
AKIM
Ho ! Ho ! Comment donc ?
MITRITCH
Où donc est la place d’une femme de soldat ? Elle est bien dans son rôle.
(Un silence.)
AKIM (à ANISSIA).
Et Nikita, est-il allé porter quelque chose à la ville, vendre, pour ainsi dire... taïè... quelque chose ?
ANISSIA (mettant le couvert et servant).
Il y est allé les mains vides ; il est allé chercher de l’argent, de l’argent à la banque.
AKIM (mangeant).
Eh bien !... taïè... est-ce que cet argent, vous voulez l’employer quelque part, en faire quelque chose, de cet argent ?
ANISSIA
Non, nous n’y touchons pas... Seulement vingt ou trente roubles. Il en a pris, comme cela ; de temps en temps, on en prend.
AKIM
On en prend ? Et pourquoi, pour ainsi dire... taïè.. en prendre ? Aujourd’hui, pour ainsi dire... taïè... on en prend, et demain, pour ainsi dire... taïè... on en prend. Et ainsi, pour ainsi dire... taïè... on finit par prendre tout l’argent !
ANISSIA
Cet argent-là, il le prend en dehors ; mais le capital demeure toujours entier.
AKIM
Entier ? Comment donc, entier ?., taïè... Toi, tu en prends, et ça reste entier ?... taïè... Comment ?... Verse donc... taïè... de la farine dans un grand bassin, et prends-en, de cette farine : est-ce que le bassin, alors, restera toujours plein... taïè ?... Ce n’est, pour ainsi dire, pas... taïè... Ils te trompent... Fais-toi bien expliquer, autrement ils te tromperont... Comment, entier ?... Toi... taïè... tu en prends, et ça reste toujours entier ?
ANISSIA
Je ne sais plus. Ivan Mosséitch l’a ainsi arrangé. « Placez, qu’il dit, l’argent à la banque ; il sera mieux gardé et vous toucherez du pour-cent. »
MITRITCH (ayant fini de manger).
C’est exact. J’ai demeuré chez un marchand, où tout se passait de cette façon : place l’argent, repose-toi sur le poêle, et va toucher.
AKIM
C’est étrange... taïè... ce que tu me dis là. Comment toucher ! Toi... taïè... tu toucheras ; et eux... taïè... pour ainsi dire, de qui toucheront-ils... taïè... cet argent ?
ANISSIA
On porte l’argent à la banque...
MITRITCH
Mais comment ? La baba ne saurait te l’expliquer !... Toi, regarde par ici, je te fournirai l’explication. Mets-toi bien ceci dans la tête. Tu as, par exemple, de l’argent ; et moi, par exemple... le printemps est venu et mon champ est vide ; je n’ai pas de quoi l’ensemencer ; ou bien j’ai à payer l’impôt. Et voilà, pour ainsi dire, je viens te trouver. « Akim, te dis-je, donne-moi un billet rouge[21] ; je te le rendrai quand j’aurai récolté mon champ, vers la Saint-Pokrov ; et je te donnerai en sus une déciatine[22] pour te dédommager. » Toi, par exemple, tu vois bien que j’offre des garanties, un cheval ou une vache ; et alors tu me dis : « Donnez-moi plutôt deux ou trois roubles pour me dédommager, et voilà tout. » Moi, le besoin me presse et je ne peux pas faire autrement. « C’est bien ! » te dis-je, et je prends les dix roubles. Vers l’automne, je fais ma récolte ; je t’apporte le billet rouge et tu me prends en sus trois roubles.
AKIM
Mais ça, pour ainsi dire... taïè,.. c’est une vilenie... taïè... c’est oublier Dieu, pour ainsi dire... taïè... ; ça, pour ainsi dire, c’est sortir de la bonne voie.
MITRITCH
Attends ; ça va venir. Mets-toi maintenant ceci dans la tête. Voici comment tu agis, pour ainsi dire. Tu m’as dépouillé, et Anissia, par exemple, a de l’argent qui dort. Elle ne sait où le mettre ; et puis, tu connais les babas, elle ne sait comment l’employer. Elle vient te trouver, te demander si tu ne pourrais pas lui placer aussi son argent. « Eh bien ! que tu dis, on peut. » Et tu attends. Vers l’été, je reviens de nouveau : « Donne-moi, te dis-je, encore un billet rouge ; je te revaudrai ça... » Et voilà que tu t’informes si ma peau n’est pas encore toute arrachée ; et si on en peut encore tirer quelque lambeau, alors tu me donnes l’argent d’Anissia. Mais si, par exemple, je n’ai plus rien du tout, pas même de quoi manger, alors tu réfléchis, et voyant qu’il n’y a plus rien à gratter avec moi, tu me dis : « Va-t-en, frère, avec Dieu ! » et tu cherches quelque autre à qui donner ton argent et celui d’Anissia, et tu le dépouilles pareillement. — Et voilà ce que c’est qu’une banque ; voilà comment elle fait ses affaires... Un truc, mon frère, intelligent.
AKIM (s’échauffant).
Mais qu’est-ce donc ? Une infamie, pour ainsi dire,... taïè... tante ! Les moujiks... taïè... qui font cela, ces moujiks eux-mêmes, pour ainsi dire... taïè... le considèrent comme un péché ? Ça...taïè..., pas conforme à la loi, pas conforme à la loi, pour ainsi dire : c’est une infamie. Comment donc, alors, les savants... taïè... ?
MITRITCH
Cela, mon frère, c’est leur plus chère occupation. Mets-toi bien ceci dans la tête : les gens pas très entendus, ou les babas, qui ne peuvent elles-mêmes mettre leur argent dans les affaires, vont le porter à la banque ; la banque leur donne ce qui reste du gâteau aux pois, et se sert de leur argent pour dépouiller les gens. Un truc intelligent.
AKIM (soupirant)
Eh ! à ce que je vois... taïè... sans argent on est malheureux, et, avec de l’argent,... taïè..., on l’est doublement. Comment ! Dieu ordonne de travailler, et toi, pour ainsi dire, tu places ton argent à la banque et tu dors ! Et ton argent, pour ainsi dire... taïè... te nourrira ! Une infamie, pour ainsi dire ; ça... taïè... pas conforme à la loi.
MITRITCH
Pas conforme à la loi ! Aujourd’hui, on n’y regarde pas de si près... Si tu voyais comme on te nettoie les gens ! On ne leur laisse rien, je ne te dis que ça.
AKIM (soupirant).
Ah ! oui ! nous vivons dans un temps... taïè !... Ainsi le « sortir[23] », pour ainsi dire, que j’ai vu à la ville... taïè... comment a-t-on imaginé cela ? C’est poli, c’est lisse, pour ainsi dire : on dirait des magasins... taïè... Et à quoi ça sert-il ? À rien !... Ah ! on oublie Dieu, on oublie, pour ainsi dire, Dieu... taïè... Dieu ! — Merci, ma chère, je suis rassasié.
(Il se lève de table ; MITRITCH monte sur le poêle, ANISSIA ôte le couvert et mange.)
ANISSIA (à demi-voix).
Si au moins son père le faisait rougir de sa conduite ! Mais j’ai honte même de le lui dire.
AKIM
Quoi ?
ANISSIA
Je me parlais à moi-même.
LES MÊMES, plus ANIOUTKA
AKIM (à ANIOUTKA, qui entre).
Ma gentille, toujours occupée ?... Tu dois avoir froid ?
ANIOUTKA
Oh ! oui ! je suis terriblement gelée. Bonjour, grand père.
ANISSIA
Eh bien !... Et là-bas ?...
ANIOUTKA
Il n’y est pas ; il n’y a qu’Adrian, qui arrive de la ville, où il l’a vu au traktir. « Le père, qu’il dit, est ivre, ivre-mort. »
ANISSIA
Veux-tu manger ? Voilà.
ANIOUTKA (s’approchant du poêle).
Quel froid ! J’ai les mains tout engourdies.
(AKIM se déchausse ; ANISSIA lave la vaisselle).
ANISSIA
Petit père !
AKIM
Qu’as-tu à me dire ?
ANISSIA
Eh bien ! Marinka vit-elle bien ?
AKIM
Ça va ; elle vit. Une petite baba... taïè... entendue, douce ; elle vit, pour ainsi dire... taïè.. ; elle se remue ; une petite baba pas mal, pour ainsi dire, qui travaille bien... taïè... et puis docile ; une petite baba, pour ainsi dire, pas mal, pour ainsi dire...
ANISSIA
On dit que, dans votre village, un parent du mari de Marinka veut demander en mariage Akoulina. Est-ce qu’on en parle ?
AKIM
Ce sont les Mironov. Les babas en ont bavardé quelque peu, mais vaguement, pour ainsi dire. Je n’en sais rien, pour ainsi dire. Les vieilles ont bien dit quelque chose là-dessus, mais je ne puis me rappeler, pour ainsi dire. Les Mironov... taïè... sont des moujiks, pour ainsi dire... taïè... pas mal.
ANISSIA
Oh ! comme je voudrais la voir déjà mariée !
AKIM
Pourquoi donc ?
ANIOUTKA (tendant l’oreille).
Il est arrivé !
ANISSIA
Allons, ne lui disons rien.
(Elle continue à laver les cuillers sans retourner la tête.)
LES MÊMES, plus NIKITA
NIKITA (de la porte).
Femme, qu’est-ce qui arrive ?
(ANISSIA lui jette un coup d’œil, puis se détourne sans répondre.)
NIKITA (menaçant).
Qu’est-ce qui arrive ? L’as-tu oublié ?
ANISSIA
Assez faire le plaisant... Va donc !
NIKITA (de plus en plus menaçant).
Qu’est-ce qui arrive ?
ANISSIA (s’approchant et le prenant par la main).
Eh bien ! c’est le mari qui arrive. Entre donc dans l’isba.
NIKITA (regimbant).
À la bonne heure ! Le mari... Et comment l’appelle-t-on, le mari ? Explique-toi.
ANISSIA
Allons, voyons : Mikita.
NIKITA
Oh ! la malhonnête ! Nomme-moi du nom de mon père.
ANISSIA
Akimitch, là !
NIKITA (toujours sur le seuil).
À la bonne heure ! Non... Dis-moi encore mon nom de famille.
ANISSIA (riant et le tirant par la manche).
Tchilikine... Voyez-vous comme il se rengorge !
NIKITA
À la bonne heure !
(Il s’appuie contre le chambranle de ta porte.)
Non... dis-moi encore de quel pied Tchilikine entrera dans l’isba.
ANISSIA
Allons, assez ! tu fais entrer le froid.
NIKITA
Dis-moi de quel pied il entrera dans l’isba. J’y tiens absolument.
ANISSIA (à part).
Voilà qu’il va m’ennuyer maintenant.
(Haut.)
Allons, du gauche ! Entre donc.
NIKITA
À la bonne heure !
ANISSIA
Regarde plutôt qui est dans l’isba.
NIKITA
Mon père ! Eh bien ! J’en fais grand cas, de mon père, je le tiens en haute estime. Bonjour, petit père !
(Il le salue et lui tend la main.)
Bonjour, comment va ?
AKIM (sans lui répondre).
Le vin, le vin, pour ainsi dire, qu’est-ce qu’il produit ! Quelle honte !
NIKITA
Le vin ?... que j’ai bu ?... Ça, j’ai tort absolument. J’ai bu avec un ami, pour lui faire honneur.
ANISSIA
Va donc te coucher.
NIKITA
Femme, où suis-je debout, dis-moi ?
ANISSIA
Allons, c’est bien ; va te coucher.
NIKITA
Je veux encore boire, avec mon père, un samovar. Prépare le samovar. Eh ! Akoulina ! viens !
LES MÊMES, plus AKOULINA
AKOULINA (en belle toilette, des emplettes à la main, s’approchant de NIKITA.)
Pourquoi as-tu dérangé ? Où as-tu mis le lin à tisser ?
NIKITA
Le lin ? il est là... Hé ! Mitrich ! où es-tu ? Endormi ?... Va donc dételer le cheval.
AKIM (sans voir AKOULINA regardant son fils).
Qu’est-ce qu’il fait donc ? Le vieux, pour ainsi dire... taïè... est fatigué, le vieux est moulu ; et lui, il fait le beau ! « Détèle le cheval ! »... Pfou ! le misérable !
MITRITCH (descendant du poêle et chaussant ses valenki[24]).
Ô Seigneur miséricordieux ! Où est-il, le cheval ? Dans la cour ? Il doit être fatigué ! — Vois-tu comme il s’est imbibé ! Il en est gonflé comme une montagne, il s’en est fourré jusque-là ! Ô Seigneur ! Mikola-le-Saint !
(Il met sa chouba[25] et sort dans la cour.)
LES MÊMES, moins MITRITCH
NIKITA (s’asseyant).
Pardonne-moi, mon petit père. J’ai bu, c’est vrai, mais que faire ? La poule boit aussi, n’est-ce pas ? Pardonne-moi, toi. Quant à Mitritch, il ne se fâchera pas pour ça ; il s’acquittera de la besogne.
ANISSIA
Faut-il vraiment préparer le samovar ?
NIKITA
Prépare ; père est venu, je veux causer et boire du thé avec lui.
(à AKOULINA.)
As-tu là toutes les emplettes ?
AKOULINA
Les emplettes ? J’ai pris ce qui est à moi, le reste est demeuré dans le traîneau... Voilà qui n’est pas à moi.
(Elle jette un paquet sur la table, et serre ses emplettes dans la malle. — ANIOUTKA la regarde arranger. — AKIM, tournant le dos à son fils, prend ses onouchi[26] et ses lapti, qu’il met sur le poêle.)
ANISSIA (s’en allant avec le samovar).
La malle est déjà pleine à déborder, et voilà qu’elle achète encore !
AKIM, AKOULINA, ANIOUTKA, NIKITA
NIKITA (prenant un air sensé).
Ne te fâche pas contre moi, petit père ; tu crois que je suis ivre... Non, j’ai absolument tout mon bon sens : on boit, mais pas jusqu’à perdre la raison. Je puis causer tout de suite avec toi, mon petit père. Je me rappelle tout : tu m’as parlé d’une somme, il t’est mort un cheval, je m’en souviens fort bien. Tout cela est très faisable ; nous sommes en mesure de t’aider. S’il s’agissait d’une somme plus forte, il faudrait attendre un peu ; mais cela, je le peux. L’argent est là.
AKIM (toujours occupé à ses habits).
Hé ! petit... taïè... pour ainsi dire... Tu n’es pas... taïè... dans une bonne voie.
NIKITA
Que veux-tu dire par là ? Il ne faut pas trop exiger d’un homme ivre... Mais ne t’inquiète pas ; nous allons boire du thé. Je suis à même de tout faire absolument tout.
AKIM (hochant la tête).
Eh ! E-é-eh ! Eh !
NIKITA
L’argent, le voilà !
(Il glisse la main dans sa poche, sort son portefeuille, l’ouvre et retire un billet de dix roubles.)
Voilà pour un cheval ; prends pour un cheval. Je ne peux pas oublier mon père ; je ne le peux pas absolument : un père est un père. Là, prends !... Tout simplement. Je ne le regrette pas.
(Il s’approche d’AKIM et lui tend le billet, AKIM refuse de le prendre.)
NIKITA (le saisissant par la main).
Prends-le, on te dit, puisqu’on te le donne. Je ne le regrette pas.
AKIM
Je ne puis pas, pour ainsi dire... taïè... le prendre, je ne puis pas... taïè... causer avec toi, pour ainsi dire ; car tu n’as pas... taïè... figure d’homme.
NIKITA
Je ne te lâche pas, prends !
(Il lui met l’argent dans la main.)
LES MÊMES, plus ANISSIA
ANISSIA (entrant et s’arrêtant).
Il vaut mieux que tu le prennes ; il ne te lâchera pas.
AKIM (prenant et hochant la tête).
Hé-é ! le vin ! On n’est plus un homme, pour ainsi dire.
NIKITA
À la bonne heure ! Si tu me le rends, tu me le rendras, et si tu ne me le rends pas, sois avec Dieu ! Moi, je suis comme ça.
(Apercevant AKOULINA.)
Akoulina, fais voir tes emplettes !
AKOULINA
Quoi ?
NIKITA
Fais voir tes emplettes.
AKOULINA
Mes emplettes ? Pourquoi les faire voir ? Je les ai déjà cachées !
NIKITA
Sors-les, je te dis. Cela amusera Anioutka, de les regarder. Montre-les à Anioutka, je te dis. Ton châle, donne-le ici.
AKIM
Oh ! c’est répugnant à voir !
(Il monte sur le poêle.)
AKOULINA (sortant le châle et le posant sur la table).
Voilà. Qu’est-ce qu’il y a donc à voir ?
ANIOUTKA
Oh ! qu’il est joli ! Il est aussi joli que celui de Stépanida.
AKOULINA
De Stépanida ? Il ne vaut rien, à côté du mien, le châle de Stépanida.
(S’animant et dépliant le châle.)
Examine un peu cette qualité : il est français.
ANIOUTKA
Et cette indienne, qu’elle est belle ! J’ai vu la pareille chez Machoutka, mais plus claire... Celle-ci est très belle.
NIKITA
À la bonne heure !
ANISSIA (avec dépit).
(Elle passe dans le cabinet noir, en revient avec un soufflet et s’approche de la table.)
Allons, laissez, vous tenez toute la place.
NIKITA
Mais regarde donc par ici.
ANISSIA
Et qu’ai-je à y voir ? N’en ai-je donc jamais vu ? Ôtez-moi ça.
(Elle jette le châle par terre.)
AKOULINA
Que jettes-tu ? Jette ce qui est à toi.
(Elle le ramasse.)
NIKITA
Anissia, prends garde !
ANISSIA
À quoi, prendre garde ?
NIKITA
Tu crois peut-être que je t’ai oubliée. Regarde par ici.
(Il lui montre un paquet, et s’asseoit dessus.)
C’est un cadeau pour toi ; mais il faut le mériter. Femme, sur quoi je suis assis ?
ANISSIA
Cesse de faire le bravache. Je n’ai pas peur de toi. Quel est donc l’argent avec lequel tu t’amuses, avec lequel tu achètes des cadeaux à ta grosse Akoulina ? C’est le mien !
AKOULINA
Je vais te cogner... Avec ça que c’est le tien ! Tu as voulu le voler, mais tu n’as pas réussi. Laisse-moi passer.
(Elle veut passer, et la heurte.)
ANISSIA
Qu’est-ce que tu as à me pousser ?... Je te cognerai.
AKOULINA
C’est ce que nous verrons.
(Elle marche sur elle.)
NIKITA
Hé ! babas, babas ! en voilà assez !
(Il s’interpose entre les deux femmes.)
AKOULINA
Et c’est elle encore qui ose parler !... Tu aurais mieux fait de te taire. Oser parler !... Penses-tu donc qu’on ne le sache pas ?
ANISSIA
Qu’est-ce qu’on sait, dis, dis, qu’est-ce qu’on sait ?
AKOULINA
Je sais sur toi certaine affaire...
ANISSIA
Gueuse ! Tu vis avec le mari d’une autre !
AKOULINA
Et toi, tu as supprimé le tien !
ANISSIA (se jetant sur AKOULINA).
Tu mens !
NIKITA (la retenant).
Anissia, tu oublies !...
ANISSIA
Que cherches-tu à m’épouvanter ? Je n’ai pas peur de toi !
NIKITA
Hors d’ici !
(Il tourne ANISSIA et la pousse.)
ANISSIA
Où irais-je ? Je ne veux pas quitter ma maison.
NIKITA
Hors d’ici, je te dis ! Et ne t’avise pas de revenir.
ANISSIA
Je ne sortirai pas.
(NIKITA la pousse.)
ANISSIA (pleurant et se retenant à la porte en criant).
Mais qu’est-ce donc ? On me chasse de ma maison ! Que fais-tu là, brigand ? Tu penses donc qu’il n’y a pas de justice contre toi !... Attends un peu !
NIKITA
File ! file !
ANISSIA
J’irai chez le staroste, chez l’ouriadnik[27]...
NIKITA
Hors d’ici, je te dis !
(Il la chasse.)
ANISSIA (de derrière la porte).
Je m’étranglerai !
NIKITA, AKOULINA, ANIOUTKA, AKIM
NIKITA
Pas de danger !
ANIOUTKA
Ho-o-o ! Ma pauvre petite mère !
(Elle pleure.)
NIKITA
Comment, voilà qu’elle m’a effrayé !... Et toi, qu’as-tu à pleurer ? Elle reviendra... Pas de danger... Va donc voir le samovar.
(ANIOUTKA sort.)
NIKITA, AKIM, AKOULINA
AKOULINA (ramassant ses emplettes et les rangeant).
Vois-tu, la vilaine, comme elle a tout sali ! Attends donc un peu. Je vais lui couper son caftan... Parole, je le lui couperai.
NIKITA
Eh bien ! je l’ai chassée. Que veux-tu de plus ?
AKOULINA
Elle a tout sali mon châle neuf. Parole, une chienne ! Si elle n’était pas sortie, je lui aurais arraché les yeux.
NIKITA
Cesse de t’emporter... Qu’as-tu à t’emporter ? Si je l’aimais, encore !
AKOULINA
Aimer ! Il y a de quoi !... ce gros museau ! Tu aurais dû la lâcher alors, et rien ne serait arrivé. Tu l’aurais envoyée au diable... N’empêche que la maison est mienne, et l’argent mien... Elle s’appelle aussi la patronne !... Patronne !... Mais quelle patronne est-ce pour son mari !... Elle a déjà perdu une âme... Elle fera de même avec toi.
NIKITA
Oh ! ces bouches de babas, impossible de les fermer ! Qu’as-tu donc à bavarder sans savoir ce que tu dis ?
AKOULINA
Si, je le sais. Je ne veux plus vivre avec elle. Je vais la chasser de la maison ; nous ne pouvons pas vivre ensemble. Une patronne, elle ! Ce n’est pas une patronne, c’est une garce de prison.
NIKITA
Allons, assez !... Qu’est-ce que ça te fait ? Tu n’as qu’à ne pas la regarder ! Regarde-moi plutôt : c’est moi le patron. Je fais ce que je veux. Je ne l’aime plus, c’est toi que j’aime ; j’aime qui bon me semble. Tel est mon pouvoir. Elle, je la tiendrai séquestrée... Voilà où je la mets, chez moi.
(Il fait le geste de fouler quelqu’un aux pieds.)
C’est fâcheux que je n’ai pas d’accordéon.
Sur le poêle les kalatchi[28],
Sur les marches la kacha[29],
Et nous vivrons.
Et nous nous amuserons :
Et si la mort vient,
Nous mourrons.
Sur le poêle les kalatchi,
Sur les marches la kacha.
LES MÊMES, plus MITRITCH
MITRITCH
(Il entre, ôte son caftan et monte sur le poêle.)
Les babas se seront encore battues... Ô Seigneur ! Mikola-le-Miséricordieux !
AKIM
(Il s’assied au bord du poêle, prend ses onouchi, ses lapti, et se chausse.)
Passe donc dans le coin.
MITRITCH (montant).
On ne peut pas tout partager. Ô Seigneur !
NIKITA
Donne donc les liqueurs, pour boire avec du thé.
LES MÊMES, plus ANIOUTKA
ANIOUTKA (entrant, à AKOULINA) :
Sœur, le samovar va verser.
NIKITA
Et ta mère où est-elle ?
ANIOUTKA
Elle est dans le vestibule : elle pleure.
NIKITA
À la bonne heure. Va l’appeler. Dis-lui d’apporter le samovar. Et toi, Akoulina, sers les tasses.
AKOULINA
Les tasses ? Soit !
(Elle sert les tasses.)
NIKITA (sortant des liqueurs, des brioches, et des harengs).
Ça, c’est pour moi... Ce lin à tisser, c’est pour la baba... Le pétrole est là, dans le vestibule, et voici l’argent. Attends...
(Il prend le stchet[30].)
Je veux voir tout de suite...
(Comptant sur le stchet.)
La farine, quatre-vingts kopeks... L’huile de graine... À mon père, dix roubles... Petit père, viens donc boire du thé.
(Un silence. AKIM reste sur le poêle.)
LES MÊMES, plus ANISSIA
ANISSIA (apportant le samovar).
Où le mettre ?
NIKITA
Mets-le sur la table... Eh bien ! es-tu déjà allée chez le staroste ?... À la bonne heure !... Parle, mais sache te contenir. — Allons, ne sois plus fâchée ; assieds-toi et bois.
(Il lui verse un verre.)
Et voilà aussi ton cadeau.
(Il lui tend le paquet sur lequel il était assis ; Anissia le prend silencieusement, en hochant la tête.)
AKIM
(Il descend du poêle, passe sa chouba, s’approche de la table et y dépose le billet de dix roubles.)
Voilà ton argent. Reprends-le.
NIKITA (sans voir le billet).
Où vas-tu donc ?
AKIM
Je m’en vais... je m’en vais, pour ainsi dire. Adieu !
(Il prend son bonnet et sa ceinture.)
NIKITA
Mais où va-t-il aller, à cette heure, dans la nuit ?
AKIM
Je ne puis pas, pour ainsi dire... taïè... rester dans votre maison... taïè... rester dans votre maison... taïè... Je ne le puis plus, pour ainsi dire. Adieu.
NIKITA
Mais où t’en vas-tu ? Quand le thé est prêt...
AKIM (mettant sa ceinture).
Je m’en vais, parce que, pour ainsi dire... taïè... on n’est pas bien, Mikitka, on n’est pas bien dans ta maison... taïè... Pour ainsi dire, tu vis mal, Mikitka, mal... Je m’en vais.
ANISSIA
Mais qu’est ce donc, petit père ? Cela fera mauvais effet, aux yeux du monde. En quoi t’a-t-on offensé ?
AKIM
On ne m’a pas fait d’offense... Pas d’offense, pour ainsi dire. Seulement, je vois, pour ainsi dire... taïè... qu’il marche au malheur, pour ainsi dire... taïè... au malheur, mon fils.
NIKITA
Mais quel malheur ? Prouve-le moi.
AKIM
Quel malheur ? quel malheur ? Mais tu y es tout entier... Que t’ai-je dit, cet été ?
NIKITA
Mais tu m’as dit beaucoup de choses.
AKIM
Je t’ai parlé... taïè... de l’orpheline que tu as offensée... Une orpheline, Marina, offensée, pour ainsi dire.
NIKITA
Voilà un souvenir ! On ne rappelle point les vieilles histoires : ce qui est passé est passé.
AKIM (s’échauffant).
Passé ? Non, mon frère, ce n’est point passé ! Un péché, pour ainsi dire, en amène un autre ; et tu es englué dans le péché... Tu es englué, comme je vois, dans le péché... englué... englouti, pour ainsi dire.
NIKITA
Bois du thé, et parlons d’autre chose.
AKIM
Je ne puis pas boire ton thé... taïè... car je suis dégoûté de tes vilenies, pour ainsi dire ; ça me dégoûte, pour ainsi dire... taïè... Je ne puis pas... taïè... boire du thé avec toi.
NIKITA
Le voilà lancé. Assieds-toi donc à table.
AKIM
Tu es pris dans la richesse comme dans un filet, comme dans un filet, pour ainsi dire. Ah ! Mikitka, il faut avoir une âme.
NIKITA
Mais de quel droit viens-tu, dans ma propre maison, me faire des reproches ? Tu n’as pas fini de m’ennuyer ? Me prends-tu encore pour un gamin dont on tire l’oreille ?... Ce n’est plus la coutume, aujourd’hui.
AKIM
C’est vrai : j’ai ouï dire qu’aujourd’hui on arrache la barbe à son père, pour ainsi dire... Mais tu cours à ta perte, à ta perte pour ainsi dire.
NIKITA (avec humeur).
Nous vivons sans te demander rien ; et c’est toi qui viens chez nous nous demander.
AKIM
Ton argent, le voilà ! Je vais mendier, pour ainsi dire... taïè... Je ne veux rien de toi, pour ainsi dire.
NIKITA
Allons, assez. Pourquoi te fâcher ? Tu déranges la compagnie.
(Il le retient par la main.)
AKIM (avec un cri).
Laisse-moi, je ne veux pas rester ! J’aime mieux passer la nuit sous une haie que dans ta hideuse maison... Pfou !
(Il crache.)
Que Dieu me pardonne !
(Il sort.)
NIKITA, AKOULINA, ANISSIA, MITRITCH
NIKITA
En voilà une !
LES MÊMES, plus AKIM
AKIM (ouvrant la porte).
Reviens à toi, Mikiti ! Il faut avoir une âme.
(Il sort.)
NIKITA, AKOULINA, ANISSIA, MITRITCH
AKOULINA (prenant les tasses).
Eh bien ! faut-il verser ?
(Tous gardent le silence.)
MITRITCH (criant).
Ô Seigneur, préserve-moi, pauvre pécheur !
(Tous tressaillent.)
NIKITA (s’étendant sur le banc).
Oh ! quel ennui !... Akoulina, où est l’accordéon ?
AKOULINA
L’accordéon ? En voilà, une mémoire ! Mais tu l’as donné à réparer... Je t’ai versé du thé, bois.
NIKITA
Je ne veux pas... Éteignez la lumière... Oh ! que je suis malheureux ! Que je suis malheureux !
(Il pleure.)
FIN DU TROISIÈME ACTE.
PERSONNAGES :
NIKITA.
MATRENA.
ANISSIA.
ANIOUTKA.
MITRITCH.
UNE VOISINE.
UNE COMMÈRE D’ANISSIA.
IVAN, père du prétendant d’AKOULINA, moujik morne.
(Automne. Soir. La lune éclaire l’intérieur d’une cour. À droite, une isba chaude[31] avec un vestibule ; une porte cochère. À gauche, une isba froide[32] avec une cave.)
(On entend de l’isba des bruits de voix et des cris d’ivrognes. LA VOISINE sort du vestibule et fait signe à LA COMMÈRE d’Anissia de venir. )
LA COMMÈRE, LA VOISINE
LA VOISINE
Pourquoi Akoulina n’a-t-elle pas paru ?
LA COMMÈRE
Pourquoi elle n’a pas paru ? Elle ne demanderait pas mieux que de sortir, elle ne le peut pas. Les parents du prétendant sont venus pour voir la fiancée ; mais elle, ma petite mère, elle reste couchée dans l’isba froide. Elle ne veut pas même se montrer, la pauvre.
LA VOISINE
Et pourquoi donc ?
LA COMMÈRE
Le mauvais œil lui a gonflé le ventre.
LA VOISINE
Vraiment ?
LA COMMÈRE
Assurément.
(Elle lui chuchote à l’oreille.)
LA VOISINE
Vraiment ?... Ah ! quel péché ! Mais les parents du prétendant le sauront bien.
LA COMMÈRE
Comment le sauraient-ils ? Ils sont tous ivres, et puis, c’est plutôt à la dot qu’ils en veulent. Ce n’est pas une bagatelle, ce qu’on donne à cette fille : deux choubas, ma petite mère, six sarafans[33], un châle français, beaucoup de toile et, en outre, dit-on, deux centaines[34] d’argent.
LA VOISINE
Oh ! même avec l’argent, il n’y a pas de quoi se montrer bien fier... Une pareille honte !
LA COMMÈRE
Chut !... Les parents du prétendant, je crois.
(Elles se taisent et rentrent dans le vestibule.)
IVAN, seul.
IVAN (sortant du vestibule, et éructant).
Ah ! que j’ai chaud ! Qu’il fait donc chaud là-dedans ! Je viens prendre un peu l’air.
(Il respire.)
Dieu sait comment... Ce n’est pas très engageant... Ma foi, comme ma vieille le dira.
IVAN, MATRENA
MATRENA (sortant du vestibule).
Et moi qui cherchais ! « Où est Ivan ? où est-il, Ivan ? » Voilà où tu étais, mon ami !... Eh bien, mon cher, Dieu merci ! tout est parfaitement convenable. Marier et louer sont deux : et moi, je ne sais pas louer. Et comme vous êtes venus pour une bonne chose, Dieu permettra que vous aviez à le remercier toute votre vie... La fiancée, tu sais, c’est un trésor : une pareille fille, on en chercherait en vain dans tout le gouvernement, une pareille fille.
IVAN
Je sais bien... Mais voilà, l’argent... pourvu qu’on ne nous trompe pas !
MATRENA
L’argent ? Pas besoin d’en parler : tout ce que ses parents lui ont laissé, elle l’emporte avec elle. Par le temps qui court, ce n’est pas une bagatelle que cent cinquante roubles.
IVAN
Aussi, je n’ai pas peur. Mais c’est notre enfant, après tout, et je tâche de faire pour le mieux.
MATRENA
Moi, père, je te dis la vérité. Sans moi, tu n’aurais, de toute ta vie, jamais rien trouvé de tel. Les Kormiline l’ont aussi fait demander, mais j’ai empêché l’affaire d’aboutir... Quant à l’argent, je t’ai dit la vérité. Comme le défunt (que le royaume des cieux lui soit ouvert !) se mourait, il recommanda que la veuve prît Nikita à la maison — je sais tout par mon fils ; — quant à l’argent, pour ainsi dire... à Akoulina. Tout autre, à sa place, se serait approprié cet argent ; mais Nikita lui donne tout, jusqu’au dernier kopek. Ce n’est pas une bagatelle, une pareille somme.
IVAN
On dit qu’on lui a laissé plus d’argent que cela... Et ton petit n’est pas niais à ce point.
MATRENA
Hé ! mes chers amis, le morceau est toujours gros dans la main d’un autre. Tout ce qu’elle avait, on le lui donne. Je te le dis, laisse-là tous ces comptes et tiens bon. Une si belle fille...
IVAN
Je sais bien. Seulement nous nous disions, avec ma baba : « Pourquoi n’a-t-elle point paru ? » Et nous pensions : « Qu’arrivera-t-il, si c’était quelque maladie ? »
MATRENA
Ih ! I-i-ih ! Elle, malade ? Il n’y en a point comme elle dans tout le gouvernement. Une fille si appétissante, impossible de rien pincer... Mais tu l’as vue, hier. Et quelle travailleuse ! Elle est un peu dure d’oreille, c’est vrai ; mais la piqûre d’un ver ne gâte pas une pomme rouge... Pourquoi elle n’a point paru ?... C’est le mauvais œil, on lui a jeté un sort. Et je sais quel est le chien qui l’a jeté... Il savait qu’on allait venir la demander, et il l’a fait exprès. Mais je connais le remède ; demain, la fille se lèvera ; ne t’inquiète pas de ce côté.
IVAN
Eh bien ! alors, l’affaire est entendue.
MATRENA
À la bonne heure !.. Mais ne te dédis plus ; et moi, ne m’oublie pas non plus ; j’ai pris peine, moi aussi. Ne m’oublie pas.
UNE VOIX DE BABA (du vestibule).
Si nous devons partir, partons. Viens donc, Ivan.
IVAN
Tout de suite.
(Il entre dans le vestibule ; dans l’isba, bruits de gens qui partent.)
ANISSIA, ANIOUTKA
ANIOUTKA
(Elle sort en courant du vestibule, et fait signe à ANISSIA de venir.)
Ma petite maman !
ANISSIA (du vestibule)
Quoi ?
ANIOUTKA
Ma petite mère, viens donc ici : on pourrait entendre.
(Elles s’en vont près d’un hangar.)
ANISSIA
Eh bien ! quoi ? Où est donc Akoulina ?
ANIOUTKA
Elle est allée dans le hangar. Qu’est-ce quelle y fait ? c’est terrible,... comme je respire. « Non, qu’elle dit, je n’ai plus la force de souffrir... Je vais crier de toute ma voix, qu’elle dit,... comme je respire. »
ANISSIA
Allons, va, elle attendra. Laisse-nous d’abord expédier nos hôtes.
ANIOUTKA
Ô petite mère, comme elle souffre ! Et puis elle se fâche aussi. « C’est en vain, qu’elle dit, qu’ils boivent à mon départ. Moi, qu’elle dit, je ne me marierai pas, je ne me marierai pas ; je mourrai ! » Ma petite mère, pourvu qu’elle ne meure pas !... C’est terrible, j’ai peur !
ANISSIA
Va donc, elle ne mourra pas ; et toi ne va pas la voir. Va-t’en.
MITRITCH, seul.
MITRITCH (entrant par la porte cochère, et ramassant du foin éparpillé).
Ô Seigneur ! Mikola-le-Miséricordieux !... Que de vodka ils ont bu ! Et puis, comme ça sent partout ! ça pue jusque dans la cour. Mais non ! moi, je ne veux pas ! — Vois-tu comme ils ont gâté du foin ! Pour manger, ils ne mangent pas, ils ne font qu’effleurer du museau, et toute une botte de foin est gaspillée sans qu’on s’en aperçoive... — Mais quelle odeur ! On dirait qu’elle est sous mon nez... Au diable !
(Il baille.)
Il est l’heure de se coucher. Mais je n’ai pas envie de rentrer dans l’isba : ça me chatouille le nez. Maudite odeur !
(On entend partir des voitures.)
Ils sont partis. Ô Seigneur, Mikola-le-Miséricordieux !... En voilà qui se trompent les uns les autres ! Des bêtises, tout cela.
MITRITCH, NIKITA
NIKITA (entrant).
Mitritch, va donc te coucher sur le poêle. Je ramasserai moi-même.
MITRITCH
Soit. Donne-s-en aux moutons... Eh bien ! les a-t-on déjà expédiés ?
NIKITA
Expédiés... Mais cela ne va pas ; je ne sais plus que faire.
MITRITCH
Quelle fiente ! Eh bien ! quoi ! il y a pour cela les Enfants-Trouvés ! Qui que ce soit qui sème, eux reçoivent tout. Porte-leur-en tant que tu voudras, on ne te demandera rien, et on te donnera encore de l’argent. Seulement, il faut faire la nourrice. Aujourd’hui, tout est bien simple.
NIKITA
Et toi, prends garde, Mitritch ; s’il y a quelque chose, n’en parle pas trop.
MITRITCH
Moi ! qu’est-ce que ça me fait ? Fais disparaître les traces, comme tu sais... Mais comme tu sens la vodka !... Ah ! je m’en vais dans l’isba.
(Il sort en bâillant.)
Ô Seigneur !
NIKITA, seul.
NIKITA
(Il reste longtemps silencieux, puis s’assied sur le traîneau.)
En voilà des affaires !
NIKITA, ANISSIA
ANISSIA (entrant).
Où es-tu donc ?
NIKITA
Par ici.
ANISSIA
Qu’as-tu donc à rester assis là ? Il n’y a pas de temps à perdre. Il faut l’emporter de suite.
NIKITA
Et qu’en ferons-nous ? Quoi ?
ANISSIA
Quoi ? mais je te l’ai dit, quoi ! Fais comme je t’ai dit.
NIKITA
Il vaudrait mieux le mettre aux Enfants-Trouvés.
ANISSIA
Alors prends-le et porte-le, toi, si tu veux. Pour faire des vilenies, tu as du cœur ; mais quand il faut en subir les conséquences, alors tu faiblis.
NIKITA
Que faire alors ?
ANISSIA
Je te l’ai dit : va dans la cave et creuse une fosse.
NIKITA
Mais si on faisait autre chose !
ANISSIA (le contrefaisant).
Si on faisait autre chose !... Eh bien, non ! on ne peut pas faire autre chose. C’est avant que tu aurais dû y songer. Va où l’on t’envoie.
NIKITA
Ah ! quelle affaire ! quelle affaire !
LES MÊMES, plus ANIOUTKA
ANIOUTKA
Ma petite mère, l’accoucheuse appelle. La sœur a, je crois, un petit enfant... Comme je respire ; il crie.
ANISSIA
Tu mens, tu mens, qu’une paralysie te frappe ! Ce sont des petits chats qui miaulent. Rentre dans l’isba et couche-toi ; sinon, je t’en donnerai.
ANIOUTKA
Ma petite mère, ma chère petite mère, parole, par Dieu !...
ANISSIA (levant la main).
Je t’en donnerai !... Que je ne sente plus ici ton souffle !
(Anioutka se sauve.)
ANISSIA, NIKITA
ANISSIA
À l’ouvrage, donc, toi, qu’on te dit ! Sinon, gare à toi !
(Elle sort.)
NIKITA, seul.
NIKITA (après un long silence).
En voilà, des affaires ! Oh ! ces babas, malheur ! « Toi, qu’elle dit, c’est avant que tu aurais dû y songer ! » Mais quand aurait-il fallu y songer ? Quand ? je me le demande... Quoi ! L’été dernier, cette Anissia s’est accrochée à moi... Eh bien ! quoi ? J’ai effacé le péché comme il le fallait. Je ne suis point coupable ici ; ces choses-là arrivent souvent. Et puis, cette poudre... Mais est-ce moi qui lui ai conseillé cela ?... Mais si alors je l’avais su, je l’aurais tuée, cette chienne ! Parole, je l’aurais tuée !... Elle m’a rendu complice de ses vilenies, la gueuse. Et m’a-t-elle dégoûté, depuis ! Elle m’a dégoûté à ne pouvoir plus la regarder, quand ma mère m’a raconté la chose. Et comment vivre avec elle ?... C’est alors que ça a commencé !... Cette fille qui s’accrochait aussi à moi, eh bien ! qu’y faire ? Si ce n’eût été moi, c’eût été un autre ; et maintenant voilà ! Ici encore, je ne suis pas coupable... Ah ! quelle affaire !...
(Il demeure songeur.)
Sont-elles osées, ces babas ? Qu’ont-elles manigancé là ! Mais je ne m’y prêterai pas !
NIKITA, MATRENA
MATRENA
(Elle entre précipitamment avec une lanterne et une pioche.)
Que fais-tu là, assis, comme une poule qui couve ?... Que t’a dit la baba ? À l’ouvrage, donc !
NIKITA
Et vous, que ferez-vous ?
MATRENA
Nous, nous savons que faire. Toi, occupe-toi de ta besogne.
NIKITA
Vous m’entortillez.
MATRENA
Quoi donc ? Tu voudrais reculer maintenant !... Quand vient le moment d’agir, tu recules !
NIKITA
Mais il ne s’agit pas d’une bagatelle. C’est une âme vivante...
MATRENA
Eh ! une âme vivante... Qu’y a-t-il là ? Une âme qui tient à peine au corps !... Et qu’en ferions-nous ? Va donc le porter aux Enfants-Trouvés : il mourra dans tous les cas ; et l’histoire s’ébruitera, se répétera partout, et la fille nous restera sur les bras.
NIKITA
Et si on vient à le savoir ?
MATRENA
Dans sa propre maison, ne pas faire la chose ! Mais nous la ferons de manière qu’on ne s’en doutera pas. Fais seulement, ce que je te dis. Pour notre besogne de baba, nous avons besoin d’un moujik... Prends donc la pioche, descends, et à l’ouvrage. Moi, je t’éclairerai.
NIKITA
Qu’y a-t-il donc à faire ?
MATRENA (baissant la voix).
Creuse une petite fosse ; puis nous l’apporterons et nous le cacherons vivement... Voilà qu’elle appelle de nouveau... Va donc, moi je reviens.
NIKITA
Est-ce qu’il est mort ?
MATRENA
Certainement qu’il est mort. Mais il faut se dépêcher. Tout le monde n’est pas encore couché : on entendra, on verra, et les méchants, c’est tout ce qu’ils demandent. Et l’ouriadnik qui est encore venu ce soir !... Fais donc ce que je te dis.
(Elle lui tend la pioche.)
Descends dans la cave ; creuse dans un coin une petite fosse ; la terre est molle. Après, tu nivelleras de nouveau. Notre petite mère la terre ne le dira à personne. Elle nivellera comme une vache de sa langue. Va donc, va, mon fils.
NIKITA
M’entortillez-vous assez ! Laissez-moi tranquille ! Parole, je vais m’en aller. Vous, faites comme vous savez.
LES MÊMES, plus ANISSIA
ANISSIA (de la porte).
Eh bien ! a-t-il déjà creusé, ou quoi ?
MATRENA
Pourquoi es-tu partie ? Où l’as-tu laissé ?
ANISSIA
Je l’ai recouvert d’un chiffon : on ne l’entendra pas. A-t-il creusé ?
MATRENA
Il ne veut pas.
ANISSIA
(Elle entre en courant ; avec rage : )
Il ne veut pas !... Veut-il donc servir de pâture aux poux de la prison ? Je vais sur le champ tout révéler à l’ouriadnik. C’est me perdre aussi ; n’importe, j’irai dire tout.
NIKITA (atterré).
Que dis-tu là ?
ANISSIA
Oui, je dirai tout... Qui a pris l’argent ? — Toi !
(NIKITA garde le silence).
Le poison... qui l’a donné ? Moi... — Mais tu le savais, tu le savais, tu le savais... Nous étions d’accord.
MATRENA
Assez ! Assez !... Toi, Mikitka, pourquoi refuses-tu... Mon Dieu ! que faire ? Il faut mettre la main à la pâte. Va donc, ma petite baie.
ANISSIA
Vois-tu, le délicat ! Il ne veut pas !... Tu m’as assez fait de misères ; en voilà assez ! Tu m’as assez piétinée. À mon tour, maintenant ! Va, te dis-je, sinon je ferai... Prends la pioche et va.
NIKITA
Mais qu’as tu donc à me tourmenter !
(Il prend la pioche ; hésitant : )
Si je ne veux pas, je n’irai pas.
ANISSIA
Tu n’iras pas ?
(Criant) :
Hé ! les gens ! Hé !...
MATRENA (lui mettant la main sur la bouche).
Que fais-tu là ? Tu es folle !... Il va y aller... Va donc, mon petit fils, va donc, mon beau.
ANISSIA
Je vais ameuter tout le monde.
NIKITA
Allons, assez ! Oh ! ces femmes !... Dépêchez-vous... Soit !
(Il se dirige vers la cave.)
MATRENA
Eh oui ! ma petite baie, c’est comme ça ; quand on sait s’amuser, il faut savoir aussi dissimuler les suites.
ANISSIA (toujours animée).
Il m’a déjà assez bafouée, avec sa gueuse. Mais en voilà assez. Au moins, je ne serai plus la seule... Il sera aussi un assassin... ; qu’il sache ce que c’est.
MATRENA
Allons, allons, voilà qu’elle s’échauffe. Toi, ma fille, ne te fâche pas... doucement, doucement ; ça vaut mieux. Va donc retrouver la fille. Lui fera sa besogne.
(Elle suit NIKITA avec la lanterne. NIKITA entre dans la cave.)
ANISSIA
Et c’est à lui aussi que j’ordonnerai d’étouffer son bâtard.
(S’animant de plus en plus.)
Je me suis assez fatiguée à tirer, toute seule, les os de Petr... Qu’il en tâte, à son tour. Je n’aurai pas même pitié de moi, je l’ai dit, que je n’aurai pas pitié !
NIKITA (de la cave, à MATRENA) :
Éclaire-moi donc !
MATRENA
(Elle l’éclaire. À ANISSIA.)
Il creuse. Va le chercher.
ANISSIA
Reste avec lui, car le gueux serait encore capable de se sauver ; et moi, je vais l’apporter.
MATRENA
Ne va pas oublier de faire sur lui le signe de la croix ; sinon, c’est moi qui le ferai. N’y a-t-il point une petite croix ?
ANISSIA
J’en trouverai une, je sais où.
(Elle sort.)
MATRENA (seule), NIKITA (dans la cave).
MATRENA
Vois-tu comme elle est en colère, cette baba ; il est vrai qu’il y a de quoi !... Enfin, Dieu merci ! nous allons en finir. Rien n’en transpirera. Nous nous débarrasserons de la fille sans péché ; et alors mon petit fils n’aura plus qu’à vivre tranquillement. Chez lui, grâce à Dieu, rien ne manque. Moi, il ne m’oubliera pas. Sans Matrena, que serait-il ? Il n’aurait rien pu faire.
(Elle se penche au-dessus de la cave.)
Eh bien ! est-ce prêt, mon petit fils ?
NIKITA (sortant sa tête de la cave).
Allons, apportez-le... Qu’est-ce que vous attendez ? Quand on s’y met, il faut se dépêcher.
LES MÊMES, plus ANISSIA
MATRENA
(Elle va vers le vestibule, à la rencontre d’ANISSIA ; ANISSIA en sort avec l’enfant enveloppé dans un chiffon.)
Eh bien ! as-tu fait sur lui le signe de la croix ?
ANISSIA
Certainement... C’est à grand peine que j’ai pu le lui arracher ; elle ne voulait point le lâcher.
(Elle s’approche et tend l’enfant à NIKITA.)
NIKITA (sans le prendre).
Apporte-le toi-même.
ANISSIA
Là, prends-le, je te dis !...
(Elle lui jette l’enfant.)
NIKITA (le saisissant).
Vivant !... Ma petite mère, il bouge... Vivant !... Mais qu’en ferai-je ?
ANISSIA
(Elle lui arrache l’enfant des mains et le jette dans la cave.)
Étrangle-le tout de suite, et il ne sera plus vivant !
(Elle pousse NIKITA en bas.)
C’est ton affaire : charge-t’en tout seul.
MATRENA (s’asseyant sur une marche.)
Il a pitié, le pauvre ; ça lui est dur. Eh bien ! quoi ! C’est son péché, à lui aussi.
(ANISSIA se tient penchée au-dessus de la cave ; MATRENA la regarde et lui parle.)
Ih ! I-i-ih ! comme il a eu peur !... Mais quoi ! C’est dur, il est vrai ; mais on ne peut faire autrement : où le mettre ?... C’est égal, quand on pense que des fois on souhaiterait des enfants,... et voilà que Dieu n’en donne pas : ils viennent au monde morts-nés. — Voilà par exemple la femme du pope... Tandis qu’ici, où il n’en faut pas, il naît vivant...
(Elle jette un coup d’œil dans la cave.)
Il a fini, sans doute.
(à ANISSIA.)
Eh bien ?...
ANISSIA (regardant dans la cave).
Il l’a couvert d’une planche et il s’assied dessus. Il doit avoir fini.
MATRENA
Ho ! Ho-o-o ! On aimerait mieux ne pas pécher, mais que faire ?
NIKITA
(Il sort tout tremblant.)
Il est encore vivant ! Je ne peux pas ! Il est vivant !
ANISSIA
S’il est encore vivant, où vas-tu, toi ?
(Elle veut l’arrêter.)
NIKITA (se jetant sur elle).
Va-t’en, ou je te tue !
(Il la saisit par la main ; elle se dégage, il la poursuit avec la pioche levée.)
MATRENA (s’élançant au-devant de lui, et l’arrêtant).
Anissia, sauve-toi sur le perron !
(MATRENA veut lui prendre la pioche.)
NIKITA (à sa mère.)
Je te tuerai, je te tuerai, toi aussi ! va-t’en !
(MATRENA se sauve près d’ANISSIA.)
NIKITA (s’arrêtant).
Je tuerai... Je tuerai tout le monde !
MATRENA (à ANISSIA).
C’est la peur. Ça ne fait rien, ça lui passera.
NIKITA
Qu’ont-ils donc fait, qu’ont-ils donc fait de moi ! Comme il piaulait ! comme il craquait sous moi ! Qu’est-ce qu’ils ont fait de moi ! Et il est encore vivant ! Parole, il vit...
(Se taisant, et tendant l’oreille.)
Il piaule, voilà qu’il piaule !
(Il court à la cave.)
MATRENA (à ANISSIA).
Il va sans doute l’enterrer...
(à NIKITA.)
Nikita, prends donc la lanterne.
NIKITA (sans répondre, écoutant toujours).
On n’entend plus. C’était une idée.
(Il s’éloigne et s’arrête.)
Comme ils craquaient sous moi, ses petits os ! Krr... krr... Qu’est-ce qu’ils ont fait de moi !
(Il écoute de nouveau.)
Il piaule encore, parole, il piaule ! Mais qu’est-ce donc ? Petite mère, hé ! petite mère !
(Il se dirige vers elle.)
MATRENA
Quoi, mon fils ?
NIKITA
Ma petite mère, ma chère petite mère, je n’en peux plus, je n’en peux plus ; ma chère petite mère, aie pitié de moi !
MATRENA
Oh ! comme tu as peur, mon ami ! Va donc, va boire, pour reprendre courage, un peu de vodka, va boire.
NIKITA
Ma chère petite mère, voilà que c’est mon tour. Qu’avez-vous fait de moi ? Comme ils craquaient, ses petits os ; et comme il piaulait !... Ma chère petite mère... Qu’avez-vous fait de moi ?
(Il s’éloigne et s’assied sur le traîneau.)
MATRENA
Va donc boire, mon ami... C’est en effet pendant la nuit que ça fait peur. Laisse passer un peu de temps : le jour va venir, puis un autre, un autre encore, et tu oublieras même d’y songer... Laisse faire le temps. On mariera la fille, et tu ne penseras même plus à tout cela. Mais bois, va donc boire un peu, j’arrangerai moi-même dans la cave.
(NIKITA se secouant).
Y a-t-il encore de la vodka ? Je veux boire.
(Il sort. Anissia, qui se tenait pendant tout ce temps près du traîneau, s’écarte silencieusement.)
MATRENA, ANISSIA
MATRENA
Va, va, ma petite baie, moi je me charge du reste ; je l’enfouirai moi-même... Où a-t-il jeté la pioche ?
(Elle trouve la pioche et descend jusqu’à mi-corps dans la cave.)
Anissia, viens ici, éclaire-moi.
ANISSIA
Et lui, donc ?
MATRENA
Lui, il a trop peur. Tu l’as trop secoué ; laisse-le, il va revenir à lui. Qu’il aille avec Dieu ! Je veux prendre moi-même cette peine. Pose ici la lanterne, que j’y voie.
(Elle disparaît dans la cave.)
ANISSIA (allant à la porte par où est sorti Nikita).
Eh bien ! t’es-tu assez amusé ? Vivais-tu assez largement ! Et maintenant, attends, tu sauras, toi aussi, ce que c’est : tu en rabattras !
LES MÊMES, plus NIKITA
NIKITA
(Il sort vivement du vestibule et court à la cave.)
Ma petite mère ! Hé ! Hé !
MATRENA (sortant de la cave).
Quoi, mon fils ?
NIKITA (écoutant).
Ne l’enterre pas ; il est vivant ! Est-ce que tu ne l’entends pas ? Il est vivant ! Voilà qu’il piaule... Voilà... Je l’entends...
MATRENA
Mais où l’entends-tu crier ? Tu l’as aplati comme une galette. Il a la tête tout écrasée !
NIKITA
Mais qu’est-ce donc ?
(Il se bouche les oreilles.)
Il piaule toujours... C’en est fait de ma vie, c’en est fait ! Qu’est-ce qu’ils ont fait de moi ?... Où me sauver ?
(Il s’assied sur la première marche.)
FIN DU QUATRIÈME ACTE.
(au lieu des scènes XIII, XIV, XV et XVI du quatrième acte, on peut lire la variante suivante.)
(La scène représente l’isba du premier acte.)
ANIOUTKA (déshabillée, étendue sur sa couchette et couverte d’un caftan), MITRITCH (assis sur le poêle et fumant).
MITRITCH
Vois-tu comme ils ont rempli toute l’isba d’une odeur de vodka ! Qu’on leur enfourne un gâteau aux pois dans la bouche ! Verser le bien par terre !... Impossible de la dissiper même avec le tabac ; ça chatouille le nez... Ô Seigneur !... Dormons !
(Il s’approche de la petite lampe et va pour l’éteindre.)
ANIOUTKA (se levant vivement et s’asseyant).
Petit grand-père, n’éteins pas, mon chéri.
MITRITCH
Pourquoi ne pas éteindre ?
ANIOUTKA
On faisait du bruit tout à l’heure dans la cour.
(Écoutant.)
Entends-tu ? Ils sont retournés au hangar.
MITRITCH
Que t’importe ? On ne te le demande pas. Couche-toi et dors. Je vais éteindre la lumière.
(Il baisse la mèche.)
ANIOUTKA
Petit grand-père, mon or, n’éteins pas tout à fait. Laisse au moins un filet de la grosseur d’un œil de souris. Autrement, j’ai peur.
MITRITCH (riant).
Allons, bon, bon !
(S’asseyant près d’elle.)
De quoi as-tu peur ?
ANIOUTKA
Comment ne pas avoir peur, petit grand-père ? La sœur, comme elle s’agitait, comme elle se cognait la tête contre la malle !
(Baissant la voix.)
Moi, je sais... Il y a un petit enfant qui veut naître... Peut-être qu’il est déjà né.
MITRITCH
Quelle petite folle ! Que les grenouilles te piétinent ! Il te faut tout savoir !... Couche-toi et dors.
(ANIOUTKA se couche.)
À la bonne heure !
(Il la couvre du caftan.)
À la bonne heure !... Autrement, si tu sais trop, tu deviendras vite vieille.
ANIOUTKA
Et toi, est-ce que tu vas aller sur le poêle ?
MITRITCH
Et où donc ? Quelle sotte tu fais ! Il lui faut tout savoir.
(Il la couvre encore et se lève.)
Eh bien ! reste couchée comme ça et dors.
(Il se dirige vers le poêle.)
ANIOUTKA
Il a jeté un cri, et maintenant on n’entend plus.
MITRITCH
Ô Seigneur ! Mikola-le-Miséricordieux ! Qu’est-ce qu’on n’entend plus ?
ANIOUTKA
Le petit enfant.
MITRITCH
Mais puisqu’il n’existe pas, on ne peut pas l’entendre.
ANIOUTKA
Et moi, je l’ai entendu... comme je respire... je l’ai entendu. Il a crié comme ça.
MITRITCH
Tu as trop entendu. Et n’as-tu pas entendu parler d’une petite fille comme toi, que l’Esprit-des-Forêts fourra dans un sac et emporta bien loin ?
ANIOUTKA
Quel Esprit-des-Foréts ?
MITRITCH
C’est justement celui-là.
(Il monte sur le poêle.)
Il est bon, aujourd’hui, le poêle, et chaud... ça fait plaisir, ô Seigneur ! Mikola-le-Miséricordieux !
ANIOUTKA
Petit grand-père, est-ce que tu vas dormir ?
MITRITCH
Tu crois donc que je vais chanter ?
(Un silence.)
ANIOUTKA
Petit grand-père ! Hé ! petit grand-père ! On creuse la terre, entends-tu comme on creuse ! Comme je respire... on creuse.
MITRITCH
Que va-t-elle imaginer ? On creuse ! On creuse la nuit ! Qui creuse ? C’est la vache qui se frotte... Et toi, tout de suite : « On creuse ! » Dors, je t’ai dit ; autrement j’éteins la lumière.
ANIOUTKA
Mon petit grand-père chéri, n’éteins pas ! Je ne le ferai plus, par Dieu, je ne le ferai plus. Je suis épouvantée.
MITRITCH
Épouvantée ? Eh bien ! n’aie pas peur, et tu ne seras pas épouvantée. Elle a peur, et voilà qu’elle se dit épouvantée !... Comment ne serais-tu pas épouvantée, puisque tu as peur ? Quelle petite sotte !
(Un silence. Le cri-cri.)
ANIOUTKA (à voix basse).
Petit grand’père ! Hé ! petit grand’père ! tu t’es endormi ?
MITRITCH
Qu’y a-t-il encore ?
ANIOUTKA
Comment est donc cet Esprit-des-Forêts ?
MITRITCH
Il est comme ça... Et quand il rencontre une petite fille comme toi, qui ne veut pas dormir, alors il arrive avec son sac, y fourre la petite, y entre lui-même avec sa tête, lui relève sa petite chemise et la fouette.
ANIOUTKA
Et avec quoi, il la fouette ?
MITRITCH
Il prend des verges.
ANIOUTKA
Mais il n’y verra pas dans le sac.
MITRITCH
N’aie pas peur, il y verra bien.
ANIOUTKA
Et moi je le mordrai.
MITRITCH
Non, frère, tu ne le mordras pas.
ANIOUTKA
Petit grand’père, quelqu’un vient. Qui est-ce donc ? Ah ! ma petite mère, qui est-ce donc !
MITRITCH
Eh bien ! si on vient, qu’on vienne ! Qu’as-tu donc ? C’est ta mère, sans doute, qui vient.
LES MÊMES, PLUS ANISSIA
ANISSIA (entrant).
Anioutka !
(ANIOUTKA fait semblant de dormir).
Mitritch !
MITRITCH
Quoi ?
ANISSIA
Pourquoi laissez-vous brûler la lampe ? Nous nous coucherons bien sans lumière.
MITRITCH
Mais je me couche à peine. Je vais l’éteindre.
ANISSIA (cherchant dans la malle et grommelant).
Quand on a besoin de quelque chose, on ne le trouve jamais.
MITRITCH
Qu’est-ce que tu cherches ?
ANISSIA
Je cherche la croix. Dieu préserve ! S’il allait mourir, il ne serait pas baptisé... C’est un péché.
MITRITCH
Certainement il faut tout faire dans les règles... Eh bien ! l’as-tu trouvée ?
ANISSIA
Oui.
(Elle sort )
MITRITCH, ANIOUTKA
MITRITCH
À la bonne heure ! Autrement, je lui aurais donné la mienne. Ô Seigneur !
ANIOUTKA (se soulevant vivement toute tremblante).
O-o-oh ! petit grand-père ! ne t’endors pas, au nom du Christ. J’ai terriblement peur.
MITRITCH
Et de quoi peur ?
ANIOUTKA
Il va mourir, bien sûr, le petit enfant. Chez la tante Arina, l’accoucheuse l’avait aussi baptisé et il est mort.
MITRITCH
S’il meurt, on l’enterrera.
ANIOUTKA
Peut-être il ne mourrait pas, mais la babouchka Matrena est ici. J’ai bien entendu ce que la babouchka disait... comme je respire... je l’ai entendu.
MITRITCH
Qu’est-ce que tu as entendu ? Dors, je te dis. Couvre-toi la tête et voilà tout.
ANIOUTKA
Et, s’il eût vécu, je l’aurais soigné !
MITRITCH (beuglant).
Ô Seigneur !
ANIOUTKA
Mais où iront-ils le cacher ?
MITRITCH
On le cachera où il faut. Ce n’est pas ton affaire. Dors, je t’ai dit, voilà. Ta mère va venir, et elle t’en donnera.
(Un silence.)
ANIOUTKA
Petit grand-père ! Et la petite fille que tu disais, on ne l’a pas tuée ?
MITRITCH
Celle-là est devenue grande.
ANISSIA
Tu disais, petit grand-père, qu’on l’avait trouvée ?
MITRITCH
Oui, on l’avait trouvée.
ANISSIA
Mais où donc l’avait-on trouvée, dis-moi ?
MITRITCH
Mais dans leur maison... On était arrivé dans un village et les soldats furetaient dans toute la maison. Et voilà qu’on aperçoit justement cette petite fille couchée sur le ventre. On voulait l’assommer ; mais moi j’ai eu pitié et je l’ai prise dans mes bras ; elle résistait, devenait lourde comme un poids de cinq pouds[35], s’accrochait à tout ce qu’elle trouvait : impossible de l’en arracher. Eh bien ! je la pris et me mis à lui caresser, lui caresser la tête ; et elle qui se hérissait comme un porc épic, la voilà qui se tait. Je trempe un croûton et je le lui donne : elle comprend et se met à manger... Qu’en faire ? Nous l’avons prise. Nous l’avons prise avec nous et nous l’avons nourrie. Elle s’habitua à tel point que nous l’emmenions en campagne ; elle était toujours avec nous. La belle fille que c’était !
ANIOUTKA
Est-ce qu’elle n’était pas chrétienne ?
MITRITCH
Qui le sait ? Pas tout à fait, disait-on ; ces gens-là n’étaient pas de la nôtre[36].
ANIOUTKA
Allemands ?
MITRITCH
Eh ! comme tu es !... Allemands ! non, pas des Allemands, des Asiatiques. Ils sont comme des Juifs sans être des Juifs. Ce serait plutôt des Polonais, et pourtant des Asiatiques. Ils s’appellent Kroudli... Krougli[37]... J’ai déjà oublié. Nous avions nommé la fille Sachka... Qu’elle était belle ! J’ai tout oublié, mais non pas cette fillette... Qu’on lui mette un gâteau aux pois dans la bouche ! Je la vois encore aujourd’hui ; de tout mon service, c’est elle seule que je me rappelle. Comment on me fouettait, et le souvenir de cette fille, voilà tout ce qui m’est resté dans la mémoire. Elle se suspendait au cou, et on la portait ainsi. C’était une fille... On aurait beau chercher, jamais on ne trouverait la pareille... On la donna ensuite. La femme du chef de peloton l’adopta pour sa fille... La bonne fille qu’elle fit ! Les soldats la regrettèrent beaucoup.
ANIOUTKA
Voilà aussi, petit grand-père ; quand mon père se mourait — tu ne vivais pas encore chez nous — il appela Mikita et lui dit : « Pardonne-moi, qu’il dit, Mikita. » Et il se mit à pleurer.
(Elle soupire.)
Ça fait pitié aussi.
MITRITCH
Ah ! voilà ce que c’est...
ANIOUTKA
Petit grand-père ! hé ! petit grand-père. Voilà qu’on fait encore du bruit dans la cave... Oh ! mes petites mères, mes petites sœurs ! Oh ! mon petit grand-père ! Que vont-ils faire de lui ? Ils vont le perdre. Il est si petit... O-o-oh !
(Elle se cache la tête et pleure.)
MITRITCH (écoutant).
Ils font effectivement quelque vilenie. Que cela les gonfle comme une montagne ! Qu’elles sont ignobles, ces babas, aussi ! Les moujiks, certes, ne valent pas cher, mais les babas !... Des fauves ! Elles n’ont peur de rien.
ANIOUTKA (se soulevant).
Petit grand-père ! hé ! petit grand-père.
MITRITCH
Quoi, encore ?
ANIOUTKA
Hier un passant qui s’est arrêté, la nuit, chez nous, disait que, lorsqu’un enfant meurt, son âme vole droit au ciel. Est-ce vrai ?
MITRITCH
Eh ! qui le sait ? Ça doit être vrai. Mais pourquoi ?
ANIOUTKA
Au moins, si je mourais, moi...
(Elle se met à pleurer.)
MITRITCH
Si tu meurs, tu ne compteras plus.
ANIOUTKA
Jusqu’à dix ans, on est encore un enfant, et l’âme peut encore voler à Dieu ; après, elle se salit.
MITRITCH
Certainement que tu te saliras. Vous autres, sœurs, comment ne vous saliriez-vous pas ? Qui vous apprend à vivre ? Que verras-tu ? Qu’entendras-tu ? Rien que de vilaines choses ! Moi, qui ne suis pas bien savant, je sais pourtant quelque chose, pas beaucoup, certes, mais plus qu’une baba de campagne. Qu’est-ce qu’une baba de campagne ? De la boue. Vous autres, sœurs, vous êtes des millions de Russes, et vous êtes toutes aveugles comme des taupes : vous ne savez rien, vous ne savez rien ! Arroser la mort avec du sang et d’autres choses de ce genre, jeter les enfants dans la cage à poules, voilà ce qu’elles savent faire !
ANIOUTKA
Ma petite mère y est portée aussi.
MITRITCH
Voilà. Combien de millions êtes-vous, vous autres, babas, et toutes... comme des fauves. Telle elle a grandi, telle elle meurt. Elle n’a rien vu, rien entendu. Le moujik, lui, au moins, il peut apprendre quelque chose au cabaret, ou, qui sait ? en prison, ou à la caserne ; mais la baba, quoi ? Non seulement elle ne connaît pas Dieu, mais elle ne sait pas quel vendredi.. Un vendredi... un vendredi... demande-lui lequel, elle ne le sait pas. Elles sont comme des petits chiens aveugles qui vont courant et heurtant de la tête contre les ordures. Elles ne savent que leurs sottes chansons : « Ho-o-o ! Ho-o-o ! » Eh quoi ! Ho-o-o ? Elles ne savent pas.
ANIOUTKA
Moi, petit grand-père, je sais la moitié du Pater Noster.
MITRITCH
C’est beaucoup. D’ailleurs, on ne peut pas vous demander grand’chose. Qui vous a enseignées, sinon un moujik ivre qui vous instruit à coups de brides ? Et c’est là votre éducation. Je ne sais même qui devra répondre de vous. Les recrues, c’est le père ou l’oncle qui en répond ; mais vous autres, sœurs, on ne peut rien exiger de vous. Vous êtes tout simplement un bétail sans berger. C’est une honte, ces babas... une classe tout à fait sotte, tout à fait mauvaise, votre classe.
ANIOUTKA
Qu’y faire alors ?
MITRITCH
Eh ! rien à y faire !... Couvre-toi la tête et dors. Ô Seigneur !
(Un silence. Le cri-cri.)
ANIOUTKA (se soulevant vivement).
Petit grand-père ! Quelqu’un pousse des cris étranges ! Parole, on crie. Petit grand-père chéri, on vient ici !
MITRITCH
Couvre-toi la tête, je t’ai dit !
LES MÊMES, plus NIKITA et MATRENA
NIKITA (entrant).
Qu’est-ce qu’ils ont fait de moi ? Qu’est-ce qu’ils ont fait de moi ?
MATRENA
Bois donc, bois, ma petite baie, un peu de vin. Qu’as-tu ?
(Elle prend le vin et le pose sur la table.)
NIKITA
Donne, je veux m’enivrer.
MATRENA
Pas si fort. On ne dort pas encore... Voilà, bois.
NIKITA
Mais qu’est-ce donc ? Pourquoi avoir imaginé cela ? On aurait pu l’emporter quelque part !
MATRENA (à voix basse).
Tiens-toi tranquille ; bois encore ou fume ; ça dissipera tes idées.
NIKITA
Ma chère petite mère, oh ! voilà que c’est mon tour maintenant... Comme il piaulait ! Comme ses petits os craquaient !... Krr... Krr... Je ne suis plus un homme.
MATRENA
Ih ! i-i-ih ! tu dis des bêtises ! C’est vrai que ça fait peur pendant la nuit. Laisse donc passer un jour, un autre, et tu n’y penseras plus.
(Elle s’approche de Nikita, et lui met la main sur l’épaule.)
NIKITA
Va-t’en loin de moi !... Qu’est-ce que vous avez fait de moi ?
MATRENA
Enfin, qu’as-tu donc, mon fils ?
(Elle lui prend la main.)
NIKITA
Va-t’en loin de moi ! Je te tuerai ! À présent je me sens capable de tout, moi ; à présent, je te tuerai !
MATRENA
Ah ! Ah ! comme il s’est épouvanté ! Va donc te coucher.
NIKITA
Je n’ai pas où aller. Je suis perdu !
MATRENA (hochant la tête).
O-o-oh ! Je vais finir ; lui, il restera un moment assis, et ça lui passera.
(Elle sort.)
NIKITA, MITRITCH, ANIOUTKA
NIKITA (le visage caché dans ses mains).
Il piaule ! parole, il piaule ! voilà, voilà... Je l’entends bien... Elle va l’enterrer, parole, elle va l’enterrer...
(Il court vers la porte.)
LES MÊMES, plus MATRENA
MATRENA (revenant, à voix basse).
Mais qu’as-tu donc ! Que le Christ soit avec toi ! Qu’est-ce que tu vas t’imaginer ? Comment peut-il être vivant, puisque même ses petits os sont en morceaux.
NIKITA
Encore du vin.
(Il boit.)
MATRENA
Va, mon fils, maintenant, tu dormiras... Ça ne fait rien.
NIKITA (debout, écoutant).
Il vit encore... Voilà... Il piaule... Est-ce que tu n’entends pas ?... Voilà !
MATRENA (à voix basse).
Mais non !
NIKITA
Ma petite mère, c’en est fait de ma vie. Qu’est-ce que vous avez fait de moi ? Où aller ?
(Il sort en courant de l’isba. MATRENA le suit.)
MITRITCH, ANIOUTKA
ANIOUTKA
Mon petit grand-père chéri, mon petit pigeon, ils l’ont étouffé !
MITRITCH (avec humeur).
Dors, je te dis. Ah ! que la grenouille te piétine ! Voilà, je vais prendre les verges... Dors, je te dis.
ANIOUTKA
Mon petit grand-père, mon or, quelqu’un me saisit par les épaules, quelqu’un me saisit de ses griffes, mon petit grand-père... comme je respire. Je veux te rejoindre tout de suite ; mon petit grand-père, mon or, laisse-moi aller sur ton poêle, laisse-moi, par le Christ... Il me saisit... il me saisit !... Ah ! Ah !
(Elle court vers le poêle.)
MITRITCH
Vois-tu comme elles ont épouvanté la petite, ces hideuses babas, — que les grenouilles les piétinent !... Passe donc, quoi !
ANIOUTKA (montant sur le poêle).
Mais ne t’en va pas, toi !
MITRITCH
Où irais-je ? Monte, monte. Oh ! Seigneur ! Mikola-le-Saint ! Sainte-Vierge de Kazan !... Comme ils ont épouvanté la petite !
(Il la couvre d’un caftan.)
Allons, petite sotte... parole, une petite sotte... Comme on lui a fait peur... Oh ! les gueuses ! Qu’on leur enfourne dans la bouche un gâteau aux pois !
FIN DE LA VARIANTE
PERSONNAGES :
NIKITA.
ANISSIA.
AKOULINA.
AKIM.
MATRENA.
ANIOUTKA.
MARINA.
LE MARI DE MARINA.
PREMIÈRE JEUNE FILLE.
DEUXIÈME JEUNE FILLE.
L’OURIADNIK.
UN COCHER.
UN GARÇON D’HONNEUR.
UNE MARIEUSE.
LE FIANCÉ D’AKOULINA.
LE STAROSTE.
INVITÉS, BABAS, JEUNES FILLES, LA FOULE.
(La scène représente un enclos. Au premier plan, une meule de blé ; à gauche, l’aire ; à droite, une grange. La grande porte de la grange est ouverte. À cette porte, de la paille. Au fond, on voit une isba et on entend des chansons et des tambours de basque.)
DEUX JEUNES FILLES
(Elles débouchent d’un sentier et passent près de la grange en se dirigeant vers l’isba.)
PREMIÈRE FILLE
Vois-tu comme nous avons passé sans salir nos souliers ! Par le faubourg, c’eût été un vrai bourbier.
(Elles s’arrêtent et s’essuient les pieds à la paille.)
PREMIÈRE FILLE (regardant la paille et remarquant quelque chose).
Qu’est-ce que c’est que ça ?
DEUXIÈME FILLE (examinant).
C’est Mitritch, leur valet de ferme. Vois-tu comme il s’est soûlé !
PREMIÈRE FILLE
Il paraît pourtant qu’il ne buvait pas.
DEUXIÈME FILLE
Jusqu’aujourd’hui, sans doute.
PREMIÈRE FILLE
Quoi donc ? Il a dû venir ici pour chercher de la paille. Vois-tu ? il a encore la corde à la main et il se sera endormi comme ça.
DEUXIÈME FILLE (écoutant).
On festoie encore ; on n’a sans doute pas encore béni... On dit qu’Akoulina n’a pas même pleuré.
PREMIÈRE FILLE
Ma mère disait qu’elle ne se mariait pas de son plein gré. Mais son beau-père l’a menacée ; sans quoi, pour rien au monde, elle ne se marierait. On parlait d’elle, Dieu sait comme !
LES MÊMES, PLUS MARINA
MARINA (rejoignant les deux filles).
Bonjour, mes filles.
LES DEUX FILLES
Bonjour, petite tante.
MARINA
C’est à la noce que vous allez, mes chères ?
PREMIÈRE FILLE
Mais elle est déjà sur sa fin ; nous sommes venues pour voir un peu.
MARINA
Envoyez-moi donc mon vieux, Semen de Zouïevo. Vous le connaissez, je crois ?
PREMIÈRE FILLE
Comment donc ?... il est, je crois, parent du marié ?
DEUXIÈME FILLE
Pourquoi n’y vas-tu pas toi-même ? Pourquoi ne pas aller à la noce ?
MARINA
Je n’en ai pas envie, ma fille. Et puis, je n’ai pas le temps ; il faut que je parte. D’ailleurs, ce n’est pas pour la noce que nous sommes venus. Nous nous rendions à la ville avec l’avoine ; nous nous sommes arrêtés ici pour faire manger nos chevaux, et l’on a invité mon vieux.
PREMIÈRE FILLE
Et chez qui êtes-vous descendus ? chez Fedoritch ?
MARINA
Chez lui... Je vais attendre ici, et toi, ma chère, fais-le venir, mon vieux. Dis-lui que sa baba Marina le demande pour partir, que les camarades attellent déjà.
PREMIÈRE FILLE
Soit, puisque tu ne veux pas aller toi-même.
(LES DEUX FILLES s’éloignent dans la direction de l’isba. On entend des chansons et des tambours de basque.)
MARINA, seule.
MARINA, songeuse.
Ce ne serait pas un mal d’y aller, car je ne l’ai plus revu depuis le jour où il m’a reniée, voilà déjà la seconde année. Et je voudrais bien voir comment il vit avec Anissia. Les gens disent qu’ils ne vivent pas d’accord ; c’est une baba grossière et acariâtre. J’espère qu’il a dû se souvenir de moi plus d’une fois. Ah ! il a voulu une vie aisée, et il m’a changée pour une autre... Que Dieu lui pardonne ! J’oublie tout le mal qu’il m’a fait. Sur le coup, cela me fut bien dur ; oh ! comme je souffris ! Mais à présent tout est fini et oublié, et je voudrais bien pourtant le voir...
(Elle regarde vers l’isba et voit sortir NIKITA.)
Vois-tu ? Pourquoi donc vient-il ? Les filles lui auraient-elles dit quelque chose ? Pourquoi a-t-il quitté ses invités ? Je vais m’en aller.
MARINA, NIKITA
(Il s’avance, la tête baissée, gesticulant et maugréant.)
MARINA
Comme il est triste !
NIKITA (apercevant MARINA et la reconnaissant).
Marina, ma chère amie ! Marinouchka ! que fais-tu là ?
MARINA
Je suis venue chercher mon vieux.
NIKITA
Tu aurais au moins un peu vu ; tu te serais moquée de moi.
MARINA
Et pourquoi me moquer de toi ?... Je suis venue chercher le patron.
NIKITA
Hé ! Marinouchka !
(Il veut la serrer dans ses bras.)
MARINA (le repoussant avec humeur).
Toi, Nikita, pas de ces familiarités. Ce qui était est passé... Je suis venue chercher le patron. Est-il chez vous, ou quoi ?
NIKITA
Alors, il ne faut point rappeler le vieux temps ? Tu ne le veux pas ?
MARINA
À quoi bon rappeler le vieux temps ? Ce qui était est passé.
NIKITA
Et ça ne peut pas revenir ?
MARINA
Non, ça ne reviendra pas... Mais pourquoi es-tu parti ?... Le patron de la maison, qui plante là la noce !
NIKITA (s’asseyant sur la paille).
Pourquoi je suis parti ? Ah ! si tu savais, si tu connaissais... Je souffre, Marina, je souffre au point... Je voudrais que mes yeux ne regardent plus ! Je suis sorti de table et je me suis sauvé, je me suis sauvé d’auprès des gens, pour ne voir personne.
MARINA (s’approchant plus près de lui).
Et pourquoi donc ?
NIKITA
Parce que, quand je vais pour manger, je ne peux pas manger ; pour boire, je ne peux pas boire ; pour dormir, je ne peux pas dormir. Oh ! quel dégoût ! quel dégoût ! Et ce qui me torture le plus, Marinouchka, c’est que je suis seul, que je n’ai personne avec qui partager mon chagrin.
MARINA
On ne vit pas sans chagrin, Mikitka. Mais on pleure et ça passe.
NIKITA
Tu songes au passé, à l’ancien temps... Eh ! mon amie, tu as pleuré, toi ; maintenant, c’est mon tour.
MARINA
Qu’as-tu donc ?
NIKITA
J’ai que ma vie me dégoûte. Je suis dégoûté de moi-même. Hélas ! Marina, tu n’as pas su me retenir, et tu m’as perdu et tu t’es perdue toi-même !... Est-ce donc une vie ?
MARINA (pleurant et retenant ses pleurs.)
Moi, Mikita, je ne me plains pas de ma vie : j’en souhaiterais autant à tout le monde. Non, je ne m’en plains pas. J’ai tout avoué à mon vieux, et il m’a pardonné, et il ne me reproche rien. Je n’ai pas à regretter ma vie : mon vieux est tranquille, et gentil pour moi ; j’habille, je débarbouille ses enfants ; et, de son côté, il me comble d’attentions. Pourquoi me plaindrais-je ? C’est que Dieu l’a voulu ainsi. Et ta vie à toi ? Tu vis dans la richesse.
NIKITA
Ma vie !... Je ne veux pas troubler la noce ; autrement j’aurais pris une corde, celle-ci...
(Il ramasse la corde qui était sur la paille.)
... Je l’aurais fixée à cette solive, j’aurais fait un bon nœud coulant, je serais monté sur la solive, et me serais élancé avec la tête dans le nœud. Voilà quelle est ma vie.
MARINA
Que le Christ te préserve !
NIKITA
Tu crois que je plaisante, tu crois que je suis ivre ! Non, je ne suis pas ivre. Même l’alcool n’a plus de prise sur moi. Oh ! le chagrin ! Il m’a mangé au point que je n’ai plus de goût pour rien... Ah ! Marinouchka, je n’ai eu de bon temps qu’avec toi : te rappelles-tu comme les nuits nous semblaient courtes, au chemin de fer ?
MARINA
Toi, Mikita, ne rouvre pas la plaie. Je suis mariée selon la loi, et toi aussi. Mon péché m’a été remis : ne remue pas les vieux souvenirs...
NIKITA
Et que faire alors de mon cœur ? Qu’en faire ?
MARINA
Qu’en faire ? Mais n’as-tu pas une femme ? Ne regarde pas les autres, occupe-toi de la tienne. Tu as aimé Anissia : aime-la.
NIKITA
Ah ! cette Anissia ! Amère comme l’absinthe. Elle m’a enserré les jambes comme la mauvaise herbe.
MARINA
N’importe, elle est ta femme !... Mais pourquoi tous ces discours ? Va plutôt rejoindre tes invités, et envoie-moi mon mari.
NIKITA
Ah ! si tu savais tout ! Mais à quoi bon parler ?
NIKITA, MARINA, LE MARI DE MARINA, ANIOUTKA
LE MARI DE MARINA (sortant de l’isba, tout rouge et ivre).
Marina ! Patronne ! vieille ! Es-tu ici, ou quoi ?
NIKITA (à MARINA).
Voilà ton patron. Il t’appelle. Va.
MARINA
Et toi ?
NIKITA
Moi, je vais rester ici.
(Il s’étend sur la paille.)
LE MARI DE MARINA
Mais où est-elle donc ?
ANIOUTKA
La voilà, petit oncle, près de la grange.
LE MARI DE MARINA
Que fais-tu là ? Viens donc à la noce ? Les patrons te prient de venir. La noce va être finie, et alors nous partirons.
MARINA (se dirigeait vers son mari).
Mais je n’en ai pas grande envie.
LE MARI DE MARINA
Viens donc, je te dis ; tu boiras un verre et tu féliciteras ce vaurien de Petrouchka. Les patrons seraient froissés ; nous, nous aurons bien le temps de faire toutes nos affaires.
(Il lui prend la taille et sort avec elle en titubant.)
NIKITA, ANIOUTKA
NIKITA (se soulevant et s’asseyant sur la paille).
Depuis que je l’ai vue, mon dégoût redouble. Je ne vivais qu’avec elle. Pour rien, j’ai perdu mon siècle[38] ; j’ai perdu ma tête.
(Il s’étend.)
Que devenir ? Ah ! ouvre, ouvre-toi, terre, ma mère !
ANIOUTKA (apercevant NIKITA et courant à lui).
Petit père ! hé ! petit père ! on te cherche. Tous ont déjà béni, même le parrain... comme je respire... on a déjà béni, et on se fâche.
NIKITA (à part).
Où aller ?
ANIOUTKA
Quoi ? Que dis-tu ?
NIKITA
Je ne dis rien. Qu’as-tu à m’assommer ?
ANIOUTKA
Petit père, viens donc !
(NIKITA garde le silence, ANIOUTKA le tire par la main.)
Père, viens donc bénir. Parole, on se fâche et on murmure.
NIKITA (dégageant sa main).
Laisse !
ANIOUTKA
Allons, voyons !
NIKITA (la menaçant d’une bride).
Va donc, je le dis, ou je t’en donnerai !
ANIOUTKA
Alors je vais envoyer ma petite mère.
(Elle soit en courant.)
NIKITA
NIKITA (se levant).
Comment irai-je ? Comment prendrai-je l’icône ? Comment vais-je la regarder dans les yeux ?
(Il s’étend de nouveau sur la paille.)
Ah ! s’il y avait un trou dans la terre, je m’y serais jeté ! Personne ne me verrait plus, et moi je ne verrais plus personne !
(Il se lève de nouveau.)
Mais je n’irai pas... Que tout aille au diable... Je n’irai pas...
(Il ôte ses bottes, prend la corde et fait un nœud coulant qu’il se passe au cou.)
... Comme ça !
NIKITA, MATRENA
NIKITA (à la vue de sa mère, ôte le nœud de son cou et se recouche sur la paille.)
MATRENA (entrant précipitamment).
Mikitka ! Hé ! Mikitka !.. Vois-tu ? Il ne répond même pas. Mikitka, qu’as tu donc ? Est ce que tu es sourd ? Viens donc, Mikitouchka, viens donc, ma petite baie, on t’attend.
NIKITA
Ah ! Qu’est-ce que vous avez fait de moi ? Je ne suis plus un homme.
MATRENA
Mais qu’as-tu ?... Viens donc, mon fils, bénir dans toutes les règles, et tu seras libre. Les invités t’attendent.
NIKITA
Comment bénirai-je ?
MATRENA
Mais tu le sais bien.
NIKITA
Pour savoir, je sais. Mais qui vais-je bénir ? Qu’ai-je fait d’elle ?
MATRENA
Ce que tu en as fait ? Le moment est bien choisi pour rappeler ces choses-là ! Personne n’en sait rien, ni le chat, ni la chatte, ni le pope Yermochka[39]. Et la fille consent.
NIKITA
Oui, mais comment consent-elle ?
MATRENA
Je sais bien que c’est par contrainte. Mais elle consent tout de même. Et puis, qu’y faire ? C’est avant qu’elle aurait dû y songer. Maintenant, elle ne peut plus reculer. Et les parents, on ne leur force pas la main. Ils l’ont vue deux fois ; et puis elle a de l’argent. Tout est caché, arrangé...
NIKITA
Et dans la cave... qu’est-ce qu’il y a ?
MATRENA (riant).
Ce qu’il y a dans la cave ? Des choux, des champignons, des pommes, je crois... Pourquoi rappeler le passé ?
NIKITA
Je serais bien aise de ne pas me rappeler, mais je ne le puis. Dis que je me mets à réfléchir, je l’entends tout de suite. Ah ! qu’est-ce que vous avez fait de moi ?
MATRENA
Tu n’as pas encore fini ?
NIKITA (se retournant sur le ventre).
Ma petite mère, ne m’ennuie pas. J’en ai déjà par-dessus la tête.
MATRENA
Il te faut quand même venir. Les gens glosent déjà assez ; et voilà que le père se sauve, et ne revient pas bénir... On va tout de suite baiser les icônes. Si tu as peur, on se doutera certainement de quelque chose. Marche raide, et on ne te prendra pas au collet. Si tu fuis le loup, tu tomberas sur un ours. Le tout, c’est de ne pas se trahir. N’aie pas peur, mon petit, ou l’on apprendra tout.
NIKITA
Ah ! comme vous m’avez entortillé !
MATRENA
Allons, assez. Viens donc bénir dans les règles et ce sera fini.
NIKITA (toujours étendu sur le ventre).
Je ne le peux pas.
MATRENA (à part).
Qu’est-ce qui lui prend ? Tout allait bien, très bien, et voilà que tout à coup ça l’a pris. Il est peut-être ensorcelé.
(Haut.)
Mikitka, lève-toi. Regarde, voici qu’Anissia s’approche aussi, elle a laissé ses invités.
NIKITA, MATRENA, ANISSIA
ANISSIA (bien vêtue, rouge, et à moitié ivre).
Comme on est bien, ma petite mère, comme on est bien ! Et que les invités sont contents !... Où est-il, lui ?
MATRENA
Il est ici, ma petite baie, il est ici. Il s’est étendu sur la paille et ne bouge pas. Il ne veut pas venir.
NIKITA (regardant sa femme).
Vois-tu ? Ivre aussi. Ça me fait mal au cœur de la regarder ; comment vivre avec elle ?
(Il se détourne.)
Je la tuerai un jour, ce sera encore pire.
ANISSIA
Vois-tu ? Il s’est fourré dans la paille. Est-ce la vodka qui l’a mis dans cet état ?
(Elle rit.)
Je m’étendrais bien à côté de toi, mais je n’ai pas le temps. Viens : je vais te soutenir... Comme il fait bon dans la maison, c’est un plaisir. Et l’accordéon !... Et comme les babas jouent bien !... Ils sont tous ivres, comme il convient. C’est bien.
NIKITA
Et qu’y a-t-il de bien ?
ANISSIA
Une noce, une joyeuse noce. Chacun répète que c’est très rare, une pareille noce... Tout ça est très honnête, très bien. Viens donc, allons-y ensemble... J’ai bu, mais je te conduirai bien.
(Elle lui prend la main ; NIKITA la retire arec dégoût.)
NIKITA
Va seule. Je vais y aller.
ANISSIA
Pourquoi fais-tu le dégoûté ? Nous voilà délivrés de tous nos malheurs, débarrassés de celle qui nous séparait. Nous n’avons plus qu’à vivre dans la joie. Tout ça est très honnête, et conforme à la loi. Que je suis contente ! Je ne sais comment l’exprimer ! C’est comme si je t’épousais pour la seconde fois. I-i-ih ! Que les invités sont gais ! Tous remercient. C’est tous des gens respectables, Ivan Mosséitch, et aussi M. l’ouriadnik : ils ont fait honneur à notre accueil.
NIKITA
Eh bien ! va rester avec eux ; pourquoi es-tu venue ?
ANISSIA
Il faut en effet y retourner au plus vite : il n’est pas convenable que les patrons s’en aillent en laissant là leurs invités. Et des invités si respectables !
NIKITA (se levant, et s’époussetant).
Allez toujours, je vais y aller.
MATRENA
Le coucou de nuit chante mieux que le coucou de jour ; moi, tu ne m’as pas écoutée, et ta femme, tu lui obéis tout de suite.
(MATRENA et ANISSIA s’éloignent.)
MATRENA
Et bien ! viens-tu ?
NIKITA
Tout de suite. Passez devant, je vous suis. J’irai, je bénirai...
(Les babas s’arrêtent.)
Allez, je vous suis... Allez donc !
(Les babas s’en vont. NIKITA les suit du regard et reste songeur.)
NIKITA (d’abord seul), puis MITRITCH
NIKITA (s’asseyant et se déchaussant).
Ah oui ! J’y vais : vous pouvez m’attendre ! Non, cherchez plutôt sur la solive si je n’y suis pas. Arranger le nœud au cou, sauter de la solive... et puis cherche !... Heureusement que les guides sont là... J’aurais pu dissiper n’importe quel chagrin ; malheureusement il est dans mon cœur : impossible de l’arracher de là !
(Il regarde encore vers l’isba.)
Je crois qu’on vient de nouveau : serait-ce encore elles ?
(Contrefaisant ANISSIA.)
« Comme on est bien ! Comme on est bien !... Je vais m’étendre à côté de toi... » Oh ! vile gueuse ! Eh bien, viens m’étreindre, quand on m’aura décroché de la solive ! Ça finira tout.
(Il saisit la corde et la tire à lui.)
MITRITCH (ivre, se soulevant et retenant la corde).
Je ne la donne pas, je ne la donne à personne... Je l’apporterai moi-même ; j’ai dit que j’apporterais de la paille, je l’apporterai. Tiens, c’est toi, Mikitka ?
(Il rit.)
Ah ! le diable... Tu es venu chercher la paille ?
NIKITA
Donne-moi la corde.
MITRITCH
Eh non ! attends. Les moujiks m’ont envoyé, je veux l’apporter...
(Il se met sur ses jambes et commence à entasser la paille, mais il chancelle. Il veut se retenir et tombe.)
Elle[40] a pris le dessus !...
NIKITA
Donne donc les guides.
MITRITCH
Je t’ai dit que je ne te les donnerai pas. Hé ! Mikita, tu es bête comme un nombril de porc.
(Il rit.)
Je t’aime, mais tu es bête. Tu me regardes parce que j’ai bu. Mais, que le diable t’emporte !... Tu crois que j’ai besoin de toi ?... Regarde-moi donc : je suis un sous-off. Imbécile, tu ne sais pas comme il faut dire : sous-officier du 1er régiment des grenadiers de Sa Majesté. J’ai servi le czar et la patrie en toute foi et loyauté. Et qui suis-je ? Tu penses que je suis un soldat ? Non, je ne suis pas un soldat, je suis le dernier des derniers, je suis un orphelin, je suis un maudit. Crois-tu que j’aie peur de toi ? Oh ! que non ! Je n’ai peur de personne. Si je me suis remis à boire, eh bien ! je me suis remis à boire. Et maintenant je vais, quinze jours de suite, m’infecter ; je verrai aux pommes la couleur des noix ; je boirai jusqu’à ma croix, je boirai mon bonnet et j’engagerai même mon livret. Je n’ai peur de personne. On me fouettait au régiment pour m’empêcher de boire, et on me demandait : « Eh bien ! tu le feras encore ? » — « Je le ferai ! que je disais ». Pourquoi aurais-je eu peur d’eux ? Voilà comme je suis. Je suis comme Dieu m’a fait. J’avais juré de ne plus boire, et je ne buvais plus. Je me suis remis à boire et maintenant je bois et je n’ai peur de personne. Car je ne mens pas, je suis comme je suis... Et pourquoi en avoir peur, de cette fiente ? Prenez-moi tel que je suis. Un pope me disait que le diable, c’est celui qui se vante. Dès que tu te mets à te vanter, disait-il, la peur te prend ; et dès que tu as peur des gens, le Malin te saisit aussitôt et t’emporte. Et si je n’ai pas peur des gens, je me sens alors à mon aise, et je lui crache dans la barbe, à ce porte-cornes... Que l’on donne à sa mère un cochon pour mari ! il ne pourra rien contre moi... Tiens, voilà pour lui !
NIKITA (se signant).
Et, de fait, qu’allais-je faire là ?
(Il jette la corde.)
MITRITCH
Quoi ?
NIKITA (se levant).
Alors tu dis qu’il ne faut pas avoir peur des gens ?
MITRITCH
Ah bien ouiche ! il y a vraiment de quoi ? Jette plutôt un coup-d’œil dans une salle de bains : ils sont tous de la même pâte. L’un a le ventre plus gros, l’autre plus mince ; et voilà toute la différence. Ah bien ouiche ! il y a bien de quoi avoir peur ? Qu’on leur enfourne dans la bouche du gâteau aux pois !
NIKITA, MITRITCH, MATRENA
MATRENA (sortant de l’isba et appelant).
Eh bien ! viens-tu, ou quoi ?
NIKITA
Ça vaut mieux... J’y vais.
(Il se dirige vers l’isba.)
FIN DU Ier TABLEAU DE L’ACTE V.
(Changement de décor. L’isba du premier acte, pleine d’invités assis à table, ou debout au premier plan. Sur la table, des icônes et le pain. Les babas chantent. ANISSIA verse le vin. Les chants cessent.
ANISSIA, MARINA, LE MARI DE MARINA, AKOULINA, LE MARIÉ, LE COCHER, L’OURIADNIK, LA MARIEUSE, LE GARÇON D’HONNEUR, MATRENA, LES INVITÉS, LA FOULE.
LE COCHER
S’il faut partir, partons. L’église n’est pas loin d’ici.
LE GARÇON D’HONNEUR
Attendons un peu que le beau-père ait béni. Où est-il donc ?
ANISSIA
Il vient, il vient de suite, mes amis. Buvez donc encore un verre ; ne nous refusez pas.
LA MARIEUSE
Pourquoi tarde-t-il si longtemps ? Depuis que nous l’attendons !...
ANISSIA
Il va venir, il va venir tout de suite. Une fille à moitié chauve n’aurait pas le temps de tresser sa natte, qu’il sera là. Vivez donc, mes chers.
(Elle verse du vin.)
Il va être là. Chantez encore en attendant, mes belles.
LE COCHER
Mais nous avons déjà chanté toutes nos chansons à force d’attendre.
(Les babas boivent. Au milieu de la chanson entrent NIKITA et AKIM.)
LES MÊMES, plus NIKITA et AKIM
NIKITA (tenant AKIM par la main, et le poussant devant lui).
Viens donc, petit père, on ne peut se passer de toi.
AKIM
Je n’aime pas ça, pour ainsi dire... Taïè...
NIKITA (aux babas).
Assez ! taisez-vous.
(Regardant autour de lui dans l’isba.)
Marina, es-tu ici ?
LA MARIEUSE
Approche-toi, prends l’icône et bénis.
NIKITA
Attends, donne-moi le temps.
(Regardant autour de lui.)
Akoulina, es-tu ici ?
LA MARIEUSE
Qu’as-tu donc à appeler tout le monde ? Où serait-elle ? Est-il drôle ?
ANISSIA
Mes chers petits pères, mais il est déchaussé.
NIKITA
Petit père, tu es ici, regarde-moi bien... Mir[41] orthodoxe, vous êtes tous ici. Et moi je suis ici, me voilà.
(Il tombe à genoux.)
ANISSIA
Mikitouchka, mais qu’as-tu donc ? Oh ! ma petite tête !
LA MARIEUSE
En voilà une !
MATRENA
Je le disais bien : il a trop bu de vin français. Reviens donc à toi !... Qu’as-tu ?
NIKITA
(On veut le relever. Il ne fait attention à personne et regarde devant lui.)
Mir orthodoxe, je suis coupable, je veux expier.
MATRENA (le tirant par l’épaule).
Mais qu’est-ce qui te prend ? Tu es fou ? Mes amis, il a l’esprit tourné, il faut l’emmener.
NIKITA (l’écartant).
Laisse... Et toi, petit père, écoute. Premièrement... Marinka, regarde par ici.
(Il la salue jusqu’à terre et se lève.)
Je suis coupable envers toi. Je t’ai promis le mariage, je t’ai séduite, je t’ai trompée, je t’ai abandonnée. Pardonne-moi, au nom du Christ.
(Il la salue de nouveau jusqu’à terre.)
ANISSIA
Qu’est-ce qui t’a pris ? Tu choisis bien ton temps ! Personne ne te demande rien. Lève-toi donc ; assez divagué.
MATRENA
O-o-oh ! Il est maléficié. Qu’est-il advenu de lui ? Il est ensorcelé. Lève-toi, que tu dis des bêtises.
(Elle le tire.)
NIKITA (secouant la tête).
Ne me touche pas... Pardonne-moi, Marina. J’ai péché envers toi. Pardonne, au nom du Christ.
(MARINA se couvre le visage et garde le silence.)
ANISSIA
Lève-toi, je te dis. Qu’as-tu à faire l’imbécile ? C’est bien le moment de rappeler ces choses-là. C’est honteux. Oh ! ma petite tête ! Il est devenu tout à fait fou !
NIKITA (repoussant sa femme et se tournant vers AKOULINA).
Akoulina, à toi maintenant. Écoutez, mir orthodoxe. Je suis un maudit. Akoulina, je suis coupable envers toi. Ton père n’est pas mort de mort naturelle : on l’a empoisonné.
ANISSIA (avec un cri).
Ma petite tête ! mais qu’est-ce qu’il a ?
MATRENA
Il n’a pas son bon sens, emmenez-le donc.
(Les moujiks s’approchent de lui et veulent le saisir.)
AKIM (les écartant).
Attends, vous, enfants... taïè... attends, pour ainsi dire.
NIKITA
Akoulina, c’est moi qui l’ai empoisonné. Pardonne moi, au nom du Christ.
AKOULINA (se levant vivement).
Il ment. Je sais qui c’est.
LA MARIEUSE
Mais qu’est-ce qui te prend ? Tiens-toi tranquille, toi !
AKIM
Ô Seigneur ! quel péché ! quel péché !
L’OURIADNIK
Saisissez-le. Qu’on aille chercher le staroste avec ses assistants. Il faut dresser un acte.
(à NIKITA) :
Lève-toi et approche.
AKIM (à L’OURIADNIK).
Toi, pour ainsi dire... taïè... bouton de cuivre... taïè... pour ainsi dire, attends. Laisse-le... taïè... dire tout, pour ainsi dire.
L’OURIADNIK (à AKIM).
Toi, vieux, ne t’en mêle pas, je dois dresser l’acte.
AKIM
Quel homme es-tu ?... taïè... comme tu es !... attends, je t’ai dit. Ne parle pas, maintenant... taïè... de l’acte, pour ainsi dire. Il y a ici œuvre de Dieu... taïè... Un homme, pour ainsi dire, se repent, et toi... taïè... un acte !
L’OURIADNIK
Le staroste !
AKIM
Laisse l’œuvre de Dieu s’accomplir, pour ainsi dire. Alors toi, pour ainsi dire... taïè... tu feras ton affaire, pour ainsi dire.
NIKITA
Encore, Akoulina, j’ai encore péché gravement envers toi. Je t’ai séduite. Pardonne-moi, au nom du Christ.
(Il salue jusqu’à terre.)
AKOULINA (se levant de table).
Laissez-moi. Je ne veux pas me marier. C’était lui qui me l’ordonnait ; maintenant je ne veux plus.
L’OURIADNIK (à NIKITA).
Répète ce que tu as dit.
NIKITA
Attendez, monsieur l’ouriadnik, laissez-moi finir.
AKIM (avec transport).
Parle, mon fils, dis tout. Tu te sentiras bien mieux. Épanche-toi devant Dieu, n’aie pas peur des hommes. Dieu ! Oh ! le voilà, Dieu !
NIKITA
J’ai empoisonné le père et j’ai, chien que je suis, perdu la fille. Je l’ai prise, je l’ai perdue, et j’ai perdu son enfant.
AKOULINA
C’est vrai, cela, c’est vrai.
NIKITA
Dans la cave, j’ai étouffé, avec une planche, son enfant. Je m’étais assis dessus ; je l’étouffai... Et ses petits os craquaient...
(Il fond en larmes.)
Puis je l’enterrai. C’est moi qui ai fait cela, moi seul.
AKOULINA
Il ment. C’est moi qui le lui ai dit.
NIKITA
Ne prend pas ma défense. Je n’ai plus peur de personne, à présent. Pardonnez-moi, mir orthodoxe.
(Il salue jusqu’à terre. Un silence.)
L’OURIADNIK
Liez-le. Votre noce, je vois, est troublée.
(Les moujiks s’approchent avec des ceintures.)
NIKITA
Attends. Tu auras bien le temps...
(Il salue son père jusqu’à terre.)
Mon cher petit père, pardonne-moi, toi aussi, maudit que je suis. Tu m’as dit, dès le commencement, quand je me suis lié avec cette ordure, tu m’as dit : « Patte prise, oiseau perdu. » Je n’ai pas écouté tes paroles, chien que je suis, et voilà que tout est arrivé comme tu l’avais dit. Pardonne-moi, au nom du Christ.
AKIM (avec transport).
Dieu te pardonnera, mon cher fils.
(Il le serre dans ses bras.)
Tu n’as pas eu pitié de toi ; c’est lui qui aura pitié de toi. Dieu ! Oh ! le voilà, Dieu !
LES MÊMES, plus LE STAROSTE
LE STAROSTE (entrant).
Il y a ici assez d’assistants.
L’OURIADNIK
Nous allons procéder à l’instruction tout de suite.
(On lie NIKITA.)
AKOULINA (s’approchant et se plaçant à ses côtés).
Je dirai la vérité. Qu’on m’interroge aussi.
NIKITA (lié).
Inutile d’interroger. C’est moi qui ai tout fait. C’est moi qui ai conçu la chose, c’est moi qui l’ai exécutée. Mène-nous où il faut ; je ne dirai plus rien..
FIN
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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave, déposé sur le site de la Bibliothèque le 19 janvier 2012.
* * *
Les livres que donne la Bibliothèque sont libres de droits d’auteur. Ils peuvent être repris et réutilisés, à des fins personnelles et non commerciales, en conservant la mention de la « Bibliothèque russe et slave » comme origine.
Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.
[1] À la Recherche du Bonheur, du comte Léon Tolstoï, traduit par E. Halpérine. — Perrin et Cie, Éditeurs.
[2] Diminutif d’Anna.
[3] Prononciation populaire du mot Nikita.
[4] Les poêles des isbas russes sont assez larges et d’une chaleur assez modérée pour servir de lits aux moujiks.
[5] Longue fourche à pousser et à prendre les marmites dans le poêle.
[6] Diminutif de Mikita.
[7] Traduction littérale.
[8] Diminutif de Marina.
[9] Mot populaire ; se dit, comme chose en français, en place d’un terme qui ne revient pas à l’esprit.
[10] Association d’ouvriers.
[11] Chaussure.
[12] Féminin de starets, ermite, religieux.
[13] Sainte orthodoxe, dont la bonté a passé en proverbe, comme, en France, celle de Saint-Vincent-de-Paul.
[14] Allusion à l’usage de jeter de l’eau sur les chiens qui se battent pour les séparer.
[15] Cabaret.
[16] C’est à dire bavarder. Traduction littérale.
[17] Contraction populaire pour babouchka, grand’mère.
[18] Proverbe populaire, pour exprimer que la vertu de la mariée a déjà subi des atteintes.
[19] Pour Nikola, abréviation populaire de Nikolaï.
[20] Le tien, le mien, c’est-à-dire ton mari, mon mari, en langage populaire.
[21] Un billet de dix roubles.
[22] Mesure agraire.
[23] C’est le mot français russifié, dans le sens de lieu d’aisances.
[24] Bottes en feutre.
[25] Pelisse en peau de mouton.
[26] Bandes d’étoffes qu’on s’enroule autour des pieds en guise de chaussettes.
[27] Préposé à la police dans un village.
[28] Espèce de pain tortillé.
[29] Plat de gruau.
[30] Machine à compter.
[31] C’est-à-dire habitée.
[32] C’est-à-dire inhabitée.
[33] Robe de paysanne.
[34] Deux centaines de roubles.
[35] Un poud vaut environ seize kilogrammes.
[36] Sous-entendu religion.
[37] Mitritch veut dire Kourdi (les Kurdes). Krougli signifie ronds.
[38] C’est-à-dire ma vie.
[39] Proverbe.
[40] C’est-à-dire la vodka.
[41] Assemblée des habitants d’une même commune.